En caricaturant, on pourrait dire : on attendait Sprints, et on a eu English Teacher. En caricaturant seulement, car Sprints ont été férocement soniques hier soir au Point Ephémère, avec juste quelques défauts qui devraient pouvoir être corrigés, et restent une belle promesse pour les amateurs de furie musicale. Quant à English Teacher, ils auront été la belle découverte de la soirée.
C’était le 5 janvier, le tout début de l’année 2024 qui, au moins, s’annonçait belle musicalement. On avait entre nos mains un album à l’impact impressionnant, Letter to Self, d’un groupe irlandais qu’on n’avait pas encore repéré, et qui nous balançait là une claque mémorable. Le groupe étant annoncé au Point Ephémère en février, notre bonheur était complet… et c’était donc très tôt – trop tôt en fait – que nous nous sommes pointés Quai de Valmy sous une pluie fine mais tenace, pour assurer un premier rang alors que le concert de Sprints affichait complet. Et, avouons-le, on ressentait l’excitation des grands jours, pour cette première rencontre scénique avec un groupe que la presse présentait comme les nouveaux IDLES (pour la brutalité musicale) ou comme un Porridge Radio bien plus violent (pour les textes de Karla Chubb et son sens des mélodies efficaces). Et on sait combien ce genre d’attentes est difficile à satisfaire…
20h40 : la soirée commence avec English Teacher, un jeune quatuor de Leeds, dont on commence à beaucoup parler, et dont le premier album est attendu en avril (il y a quand même un premier EP et quelques singles à se mettre sous la dent…). Ces gens sont très jeunes, un peu timides même dans les premières minutes du concert, mais ils ont tout compris : pourquoi faire de la musique si c’est pour répéter, recopier même ce qui a été fait avant ? Ce qu’ils nous proposent, ce n’est, heureusement, pas du « post-punk ! » (même si tout est de nos jours du « post-punk », si l’on prend le punk rock comme point de départ de l’histoire rock moderne, un peu comme « Après JC » dans la datation historique, non ?). C’est une musique qui swingue étrangement – jazzy sans être jazz -, raffinée, avec des chansons à la construction baroque, ludique, sur laquelle Lily Fontaine pose une sorte de spoken word distancié, avant de se lancer dans des chants éthérés. Ce qui frappe le plus, c’est le rôle – et la qualité – de la basse, qui est réellement l’instrument phare du groupe, et est tenue de main de maître par l’impassible Nicholas Eden. Bon, il y a quand même des accélérations « rock » au milieu des chansons, pour nous faire remuer les jambes et osciller la tête…
Dès l’intro sur The World’s Biggest Paving Slab, on est étonné, on se dit qu’on tient là quelque chose d’intrigant. Il y a néanmoins comme une phase d’observation entre le public et le groupe, assez distant, et il faut plusieurs chansons pour que tout se clarifie. Quelques mots dans la langue de Molière, puisque ces jeunes gens – et c’est si rare avec les Britanniques – vont faire tout leur possible pour communiquer avec nous en français, une familiarisation croissante avec leur formule inhabituelle, et la mayonnaise prend. De manière improbable, ce sont les chansons lentes, comme A55 avec ses vocaux songeurs et son crescendo très cinématographique, et surtout la magnifique Mastermind Specialism, sur laquelle le batteur s’installe aux claviers, et qui nous plonge dans une atmosphère rêveuse du plus bel effet, qui nous convainquent : oui, c’est avec ce titre-là, quasiment parfait, que nous réalisons que nous avons un futur grand groupe devant nous…
On enchaîne avec un nouveau titre, You Blister My Paint, que Lily nous présente comme la chanson qui n’existait pas jusqu’à présent mais que Anthony Burgess avait imaginée être jouée dans le Korova Milkbar de son Orange Mécanique : voilà qui prouve que les gens d’English Teacher se distinguent du commun des rockers recyclant les éternels clichés de la révolte punk. La fin du concert sera brillante, que ça soit grâce à l’énergie plus évidente de R&B, à la perfection mélodique et sensuelle de Nearly Daffodils (choisie par le magazine Time comme l’une des dix meilleures chansons de 2023), et au final superbement lyrique d’Albert Road, en forme d’apothéose.
Il nous faut toutefois reconnaître que notre enthousiasme n’a pas été partagé par tous, certains trouvant le groupe trop « chichiteux ». A chacun de se faire sa propre opinion, dans deux mois, avec l’album !
21h55 : Changement radical de registre avec les Dublinois de Sprints, que l’on attend comme le messie. La salle du Point Ephémère est archi-comble, avec, ce qui est logique, un bon contingent d’Irlandais, avec lesquels Chubb, la chanteuse-guitariste, échangera régulièrement et (trop) longuement. Le set démarre, comme l’album, sur la menaçante et « slowburning » Ticking, une façon de commencer un concert qui rappelle en effet l’approche de IDLES. Quand tout explose, ce qui impressionne, d’emblée, c’est la brutalité sonique de Sprints, une férocité radicale qui les distingue du commun des groupes garage punk (… ou quelle que soit l’étiquette qu’on veut leur coller) : c’est du raide, ce soir. La guitare de Chubb est ultra-saturée, et à un niveau sonore très élevé, cachant un peu le reste des instruments (la table de mixage lui demandera au bout de trois chansons de baisser le volume de son ampli… ce qu’elle ne fera pas vraiment !).
Chubb arbore des cheveux orange flashy même dans l’obscurité, et porte une combinaison noire du plus bel effet. On perçoit très vite l’importance dans la musique – et sur scène – du bassiste, Sam, dont les vocaux clamés ajoutent indéniablement de l’excitation à la formule vénéneuse du groupe. « Do you ever feel that the room is heavy? » (Avez-vous parfois l’impression que l’atmosphère de la pièce est lourde ?), la question posée dans Heavy est parfaitement pertinente, puisque, en effet, Sprints maîtrisent l’art de noyer une salle dans une atmosphère de plomb : par moments, le set, fondamentalement punk, a des intonations metal.
Dans l’enfer électrique que Sprints ont créé au milieu du Point Ephémère, il y a des moments de pure furie où l’on se dit que l’on tient là un groupe majeur de la scène punk de 2024, comme le magnifique Cathedral. Il y a malheureusement d’autres moments où ça ne fonctionne pas si bien, où la musique devient brouillonne, où la puissance se dilue, où les chansons, pourtant exceptionnelles, perdent leur sens, comme si le groupe patinait, ne trouvait plus la formule de l’efficacité sonique, si évidente sur l’album.
Trop de pauses entre les morceaux empêchent la machine infernale que devrait être Sprints de fonctionner à plein rendement, même si, heureusement, l’enthousiasme du public ne faiblit pas. Quelques brutalités au premier rang – une jeune femme que ses voisins ne ménagent pas – obligent Chubb à intervenir pour demander un minimum de bienveillance. La toute dernière partie du concert est remarquable, avec ce qu’on peut juger être le meilleur titre du groupe, Literary Mind, et un final mémorable sur Little Fix, avec Chubb et Colm, le guitariste, tous deux au milieu du moshpit en fusion.
Une heure pas aussi parfaite qu’on espérait – on l’a dit, avoir trop d’attentes condamne systématiquement à une relative déception -, mais la confirmation qu’on tient là un groupe à fort potentiel, avec encore de la marge de progression en live.
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil