L’un de nos plus gros coups de cœur discographiques de l’année dernière, Love Songs révélait Loverman, un artiste belge que nous jugions d’emblée comme majeur, dans la droite ligne des Cohen, Cave et Drake, pas moins. A quelques jours de son passage sur scène à Paris, nous voulions absolument rencontrer James de Graef pour comprendre d’où est-ce que tout cela venait…
Benzine : James, explique-nous un peu comment tu es venu à la musique, pour en arriver aujourd’hui à écrire un album de la trempe de Love Songs ?
James : Je suis né et j’ai été élevé en Belgique, mon père était belge, ma mère anglaise, et tous deux ont partagé très tôt avec moi leur amour de la musique, chacun à sa manière, mais intensément. Mon père ne pouvait ni jouer ni chanter la moindre note de musique, il avait été un punk, dans un groupe punk. Il n’avait aucun sens du rythme, mais il avait des goûts extraordinaires. Il a partagé beaucoup de choses avec moi, tout une palette de musiques alternatives : du punk, du post-punk, de la musique électronique. Ses deux grands héros étaient Nick Cave et Henry Rollins… Ma mère vient d’un milieu où jouer de la musique était quelque chose d’important : elle avait étudié la musique classique et jouait du piano et du violoncelle. Très tôt, elle m’a obligé à jouer de la flûte, à coups de fouet si nécessaire (rires). Ensuite, elle nous a emmené à la fanfare, qui est en fait la seule musique folklorique qui subsiste en Belgique… Mon premier instrument a été le tuba, et chaque semaine, j’étais en train de répéter dans des fanfares différentes, et j’ai débuté comme ça, en compagnie d’hommes âgés qui voulaient surtout boire de la bière (rires). Le fait de jouer dans la fanfare était leur excuse pour être ensemble… Ça a dû m’influencer profondément, ces fanfares, et ça doit s’entendre quelque part dans ma musique ! J’aime les cuivres et l’esprit de fête, de carnaval dans la musique…
Benzine : C’est une histoire très intéressante, cette transmission de goûts musicaux par ton père, et de l’apprentissage et du talent musical par ta mère…
James : Oui… J’ai grandi, et je me suis à écouter du metal, du hardcore, j’ai appris à jouer de la batterie : pour un batteur, le metal est très intéressant à jouer, très technique. J’étais dans les émotions très sombres… Puis j’ai changé de collège, on a déménagé à Louvain, et j’ai découvert la musique électronique, que ma mère critiquait violemment : « Ce n’est pas de la vraie musique ! ». Le dubstep était un gros truc à l’époque, Skream, Burial, Mountain Kimble, les premiers trucs de James Blake : j’étais à fond là-dedans, dans la production, je suivais des tutorials pour maîtriser tout ça. A la fin de mes études, je suis entré dans une école à Liverpool, où on enseignait comment faire de la pop music et la produire. L’école n’était pas extraordinaire, mais être en Angleterre, si ! J’ai formé un groupe avec un collègue, un duo de musique électronique. Après un an, je rêvais d’être à Londres, mais je ne me sentais pas prêt encore à intégrer cette scène, je pensais qu’il me fallait étudier encore.
Je suis allé à Ghent pour faire une maîtrise en production de musique : l’école n’était pas intéressée par la musique électronique, ils voulaient nous apprendre à faire de la musique pop qui passe à la radio. Initialement, ça ne me motivait pas, moi qui aimais l’expérimental et la musique alternative, et puis j’ai compris que c’était une opportunité de comprendre d’autres musiques, en particulier celle d’auteurs comme Leonard Cohen ou Nick Drake, Tim Buckley, Joni Mitchell, etc. Steve Wonder aussi. Je me suis mis à écouter toute cette musique, à m’améliorer dans l’art d’écrire des chansons, tout en rejoignant un groupe qui s’appelait Shht : très étrange, absurde, typiquement belge, un drôle de mélange de plein de trucs différents… J’ai appris le piano au Conservatoire, j’ai pratiqué comme un fou, parce que c’était impossible d’écrire des chansons à la batterie ! J’ai aussi rencontré Daisy à cette époque, qui est devenue ma petite amie : elle venait, elle, du milieu des arts visuels, et nous avons travaillé ensemble sur des performances. On est restés ensemble pendant 8 ans, mais on travaille toujours ensemble.
Benzine : C’est très intéressant car cela explique beaucoup de choses qu’on ressent instinctivement en écoutant ta musique et en voyant tes clips. Cette manière de mélanger des choses qu’on n’associe pas normalement…
James : En faisant des interviews, ça m’a aidé à comprendre comment toutes ces choses depuis mon enfance m’ont permis d’en arriver là. D’ailleurs j’ai aussi fait des doublages de films en étant enfant, le voyage de Nemo, les Indestructibles, Charlie et la chocolaterie : ça m’a appris à utiliser ma voix de manière expressive, en imitant certaines intonations. J’ai toujours aimé jouer avec ma voix, depuis les trucs les plus extrémistes avec Shht jusqu’aux chansons intimistes, douces, de Loverman.
Et puis le Covid est arrivé, tous les projets se sont arrêtés net. On avait publié un nouvel album de Shht juste avant le confinement, et tout est tombé à l’eau. On a joué une fois aux Transmusicales à Rennes, et toute notre tournée en France a été annulée. J’avais d’un seul coup plein de temps libre, mais je traversais une phase difficile avec Daisy, alors que nous habitions tous deux chez mes parents. J’ai senti le besoin de jouer de la guitare, un instrument qui ne m’avait jamais attiré auparavant : mais voilà que j’avais le cœur brisé, du temps libre, et l’envie d’écrire des chansons simples, honnêtes… pour lesquelles la guitare était l’instrument parfait. Le piano était finalement un instrument trop cérébral pour ça, alors que, ne sachant pas en jouer, j’étais dans quelque chose de plus intuitif avec la guitare. Michiel, mon ingénieur du son pour Loverman, avec lequel j’étais dans Shht, a toujours été mon inspiration. Il jouait de la guitare et en le regardant, j’ai eu un déclic, j’ai compris comment l’instrument fonctionnait, ce n’était plus abstrait du tout. J’ai pris la guitare de ma sœur, et j’ai commencé à travailler, et toutes les chansons que j’avais écouté, tout ce folk, ça s’est comme consolidé d’un coup, dans mes oreilles, sous mes doigts. Et ça s’est combiné avec mes études classiques, Bach, Chopin, et puis avec les trucs de James Blake. Et voilà, c’était comme ça que Loverman a démarré.
Comme on était confiné à la maison, on a fait les démos avec toute la famille et avec Daisy, qui ont tous joué sur les chansons, je recherchais cet esprit de fanfare, je voulais essayer des cordes. J’ai enregistré un tas de violoncelles – ma mère en a un – pour les empiler en couches et créer un orchestre de violoncelles. Quand on a pu sortir et rencontrer d’autres personnes, j’ai rajouté du violon en couches, joué par la marraine de mon frère… Et là on avait un vrai orchestre ! Et ces enregistrements de cordes pour les démos ont fini sur l’album !
Benzine : Love Songs est un album profondément familial, donc, donc très personnel. Il doit y avoir quelque chose de ces liens familiaux qui s’est transmis sur l’album…
James : Oui, parce que c’est ainsi que nous avons été élevés : faire des concerts ensemble, tous jouer dans la fanfare que ma mère a dirigée un moment dans notre village. C’était naturel de faire ça : mon frère joue de la trompette sur l’album, ma sœur de la clarinette et chante.
Benzine : j’imagine que le défi est de transformer ça en quelque chose qui peut être joué en live
James : Personnellement, je n’ai jamais aimé les concerts qui sont la retranscription d’un album… et vice-versa. On était un bon groupe de scène avec Shht, mais on n’arrivait pas à capturer ça sur album : trop d’énergie ! Personnellement, quand j’écoute un disque, il faut que ça soit facile à écouter, que ça n’exige pas trop d’efforts, et c’était donc mon ambition avec Love Songs, avec Loverman. Je pense avoir réussi, donc j’en suis heureux.
Mais pour un concert, sachant que je suis excentrique sur scène, je voulais quelque chose de plus expressif, de plus proche de la performance. Je voulais aussi le faire en solo, ce que je n’avais jamais fait avant. Beaucoup des artistes que j’admire sont en solo, je voulais me prouver que je pouvais le faire. Mais on a aussi opté pour quelque chose qui ne soit pas l’habituel format du « type tout seul avec sa guitare », car ça n’a jamais été moi, ça, avec mon background en musique électronique et hardcore. Donc on a tout combiné : je fais donc un drôle de cabaret, avec un personnage du genre fou du roi, mais punky ! Bon, il y a des moments folk, simples, et d’autres où j’ai un accompagnement musical sur mon iPhone, j’appuie sur PLAY, je prends mon tambourin, je descends dans le public, je tends le micro aux gens, etc. Récemment, on a ajouté le piano au live show aussi. Ça reste dans le monde du cabaret, un peu Jacques Brel, un peu Nina Simone.
Benzine : Bon, du coup, on a vraiment hâte de voir ça sur scène. On se voit à la Boule Noire alors…
Propos recueillis le 8 février par Eric Debarnot
Les deux photos de Loverman en concert ont été prises au Nouveau Casino (PIAS Nites) le 16/11/2023 par Robert Gil.