Memento, conduits par l’irremplaçable Dominique A, présentaient hier soir pour le première fois sur scène leur projet de mise en musique de textes inspirés par l’œuvre de Patrick Modiano : l’alliance enchantée de la littérature et de la musique…
Quand l’ennui guette, à force de trop avoir écouté de musique faite par des gens persuadés que c’est dans la copie ou la répétition du passé que se trouve le présent, suivons les artistes qui empruntent des chemins de traverse, qui vont là où on ne les attend pas. Prenons le risque de la déception ou de l’incompréhension, car finalement tout vaut mieux que le cafard qui naît immanquablement du manque d’imagination ou d’audace.
C’est sur ces beaux principes que l’on se retrouve dans un siège bien confortable du joli petit théâtre de la Maison de la Poésie, à attendre Dominique A, le grand Dominique A, qui conduit une célébration musicale de Patrick Modiano. Et ce soir, c’est la première de deux soirées où le groupe présente son album qui sort cette semaine.
Ce nouveau projet est présenté sous le nom de Memento, et part du travail de Jean-François Mondot : dans une approche que l’on pourrait rapprocher de celle des concept albums des années 60-70, Mondot a tenté de transcrire dans un format court et le fond et – en toute modestie – la forme de l’œuvre de l’écrivain français nobelisé – qu’il aurait relue en entier pour ce faire. Une dizaine de textes, car il ne s’agit pas à proprement parler de chansons, avec rimes riches, couplets et refrains, ont été ensuite confiés à Dominique A pour leur mise en musique. Dans la lignée de ses tout derniers albums, celui-ci a opté pour une forme jazz, cohérente avec le milieu du siècle dernier qui a nourri les romans de Modiano, et s’est entouré de pointures du genre.
Et c’est à 20h10 que le quatuor Memento débute un set de près d’une heure, alignant 13 morceaux, la plupart enchaînés sans temps morts ni beaucoup d’espace pour les applaudissements. Sur scène, trois musiciens en pleine maîtrise de leur art, un piano à queue (un Steinway), une contrebasse et une batterie qui sera plus caressée que frappée par Sacha Toorop. Et Dominique Ané (puisqu’il utilise son nom complet sur ce projet) avec sa guitare acoustique, voire juste sa voix – exceptionnelle, on le sait. L’introduction à cet univers si particulier, brumeux et nostalgique, ce qui ne l’empêche pas de se durcir parfois, se fait en douceur : on berce d’abord dans un sentiment de bien-être créé par la musique élégante et précise, parfaitement maîtrisée en dépit de l’anxiété (annoncée) du groupe devant interpréter pour la première fois des pièces musicales aussi singulières. Nous n’aurons identifié qu’une seule imprécision, relevée avec humour par le grand Dominique, attendant pour clore un titre un solo de contrebasse de Sébastien Boisseau… qui ne viendra pas avant l’introduction du morceau suivant…
Evidemment, en l’absence de mélodies faciles auxquelles s’accrocher, on se concentre sur les textes, portés par la voix impérieuse d’un Dominique qui incarne puissamment la prose de Mondot : alors que la scène baigne dans une semi obscurité, la tentation est grande de savourer les mots en fermant les yeux… Jusqu’à ce que des éclats plus durs – finalement plus typiques sans doute du style de Dominique A – viennent transpercer la brume des souvenirs modianesques : des blessures (« Au réfectoire j’ai faim, au dortoir j’ai froid » dans Au pensionnat), des injonctions pressantes (« Crache ta valda ! »), des mots, que l’on note à la va-vite pendant le concert, et qui marquent. Ou encore, plus tard ce « Un café dure toute l’après-midi / un café dure toute la vie / Apollinaire parfois m’emporte, Apollinaire parfois m’ennuie… » (Café de l’oubli).
L’atmosphère se fait parfois plus enjouée, comme sur ce Passy 15-20, qui permet à Dominique A de nous rappeler notre âge (le public de la Maison de la Poésie n’est déjà plus dans la fleur de l’âge, mais nous avons pu néanmoins discuter avec un fan de PIL et de rock gothique…), et un temps que les plus jeunes ont du mal à imaginer où les numéros de téléphone parisiens étaient « du type Turbigo 12 12 » ! Ou au contraire plus tragique comme sur La jeune fille à l’étoile qui évoque avec subtilité la période noire de l’Occupation…
Agile danseuse permet à Dominique A de plaisanter à propos de l’intuition de Mondot, qui a écrit ce texte avant la parution de La danseuse de Modiano : « Mais on m’a dit qu’il y a des danseuses dans tous les livres de Modiano, alors… Qui vainc sans péril, triomphe sans gloire ! ». Comme chaque fois qu’il est sur scène, et ce sera encore le cas malgré le relatif inconfort né de la prise de risque de ce spectacle, Dominique A dégage une aisance, un humour, une générosité, qui ne peuvent que conquérir notre cœur.
Pour le rappel, réclamé au bout de cinquante-cinq minutes par le public, et soi-disant redouté par le groupe qui n’a rien de plus à jouer (« Jean-François est un auteur doué, mais pas très prolifique », plaisante Dominique), Memento nous offrent une lecture musicale de quelques pages de l’Herbe des Nuits, avant la reprise de La brume et la nuit (« la brume et la nuit montent sur Bercy et en moi aussi… ») : soudain, sur le piano magique de Stephan Oliva, la voix de Dominique A s’envole, comme enfin libérée. Les larmes montent aux yeux. On réalise que le set a sans doute été en effet bridé par la tension des musiciens, mais, in extremis, l’extase est survenue.
Quand on ressort de la Maison de la Poésie, il est bien sûr encore tôt, mais les rues du centre de Paris semblent désormais imprégnées d’une grâce qui ressemble à celle des livres de Modiano. C’est ça, le miracle de la musique et des mots.
Texte et photos : Eric Debarnot