Özcan Alper décortique, entre sorte de western moderne et thriller psychologique, les haines et tabous d’une société turque engluée dans le rejet systématique de l’autre, de la différence, d’une volonté d’ouverture. Un portrait puissant et aride, sans espoir, d’une Turquie perdue dans ses idéaux uniquement oppressifs.
Que s’est-il passé cette nuit-là, il y a sept ans ? Cette nuit noire qu’Ishak ne peut oublier, cette nuit dans les hauteurs de son village d’Anatolie ? Ce village qu’il a quitté ensuite et qui, à présent, voit son retour parce que sa mère est malade et parce qu’il doit veiller sur elle et parce qu’elle va sans doute mourir ? La première scène met sur la piste : on pressent déjà quelque chose, on sait le drame à venir, cette opiniâtreté barbare de la meute, avide et déchaînée… Et l’impuissance d’Ishak face à ça, cette impuissance qui saisit, qui émeut quand il lance un dernier regard à Ali…
Entre aujourd’hui et cette nuit-là, et les jours d’avant aussi, Özcan Alper explore, entre une sorte de western moderne et de thriller psychologique, différentes strates du temps pour faire comprendre les tourments qui assaillent Ishak (Berkay Ateş, puissant et habité) et qu’il entend enfin exorciser, à tout prix. C’est à travers eux qu’Alper va décortiquer, méthodiquement, les haines et les tabous d’une société turque qui s’est radicalisée (mais elle n’est pas la seule). Engluée dans un patriarcat mortifère, une loi du plus fort qui fait loi sur à peu près tout et un rejet systématique de l’autre, de la différence, d’une volonté d’ouverture. Ali, jeune garde forestier fraîchement débarqué dans le village d’Ishak, en subira les conséquences parce que refusant de se couler dans le moule local.
On le soupçonnera tour à tour d’être un violeur, un terroriste, un homosexuel (sa relation amicale avec Ishak, mais dont la vraie nature reste équivoque, est évidemment mal vue). Un étranger qu’on jalouse, qu’on ne connaît pas et qu’on ne veut pas connaître, mais qu’on juge quand même. Qu’on décide, sur-le-champ, de mépriser. En ça, le film rejoint As bestas et surtout Burning days (avec lequel il partage beaucoup) qui traitaient eux aussi de la violence et de la toxicité des rapports humains au sein d’un microcosme replié sur lui-même. Pareil à Emin Alper, Alper dresse un portrait âpre de son pays à l’image des paysages arides (mais superbes) du district d’Ibradi de la province d’Antalya.
Un portrait sombre, sans concession et sans espoir (« En Turquie, de nombreux sujets de la vie quotidienne ne peuvent plus être abordés ouvertement […] Cette montée du racisme et du nationalisme a entraîné plusieurs drames dans toutes les régions du pays »), faisant d’Ishak le témoin et d’Ali le réceptacle de cette violence grégaire, masculiniste, bâtie sur la frustration et l’intolérance. L’empêchement du moindre désir. La métaphore du gouffre, dans lesquels Ishak cherche inlassablement cet homme qu’il a, peut-être, aimé, dit ce sentiment de noirceur de l’âme humaine, d’un État rendu au fond. Plus sombre encore, Alper ne laisse aucune chance à ses personnages de pouvoir se racheter ou même s’en sortir, terminant son récit par une scène mi-poétique mi-tragique qui ne trompe pas quant à sa vision d’une Turquie en proie à des idéaux uniquement oppressifs.
Michaël Pigé