Nul meilleur endroit pour passer la soirée de la Saint-Valentin que la Boule Noire, puisque Loverman y jouait un set vivifiant et surprenant, transformant des chansons pour cœurs brisés en célébration collective.
Pour la soirée de la Saint Valentin, plutôt que l’arnaque proposée aux amoureux par la plupart des restaurants, quoi de plus approprié qu’un concert de Loverman ? D’ailleurs la Boule Noire est quasiment sold out et beaucoup de jeunes femmes encore seules en ce jour de célébration de l’amour sont venues soit apporter des roses rouges, soit témoigner leur admiration au très beau James De Graef… et l’atmosphère est clairement amoureuse ce soir. Nous oublierons donc pour le coup que l’album (sublime, répétons-le, encore et encore) du jeune crooner belge expérimental, voire métaphysique, est un disque de rupture…
20h15 : la première partie prévue ayant déclaré forfait, la bande à Loverman a cherché en son sein un remplacement, et c’est – logiquement – au vieux complice de Shht, et ingénieur du son sur la tournée, Michiel Persons (qui se présente ce soir comme simplement « Michel ») qu’il revient de nous faire patienter une demi-heure tout seul à la guitare acoustique. Michel commence à nous chantonner sur un mode « Lou Reed du troisième album du Velvet Underground » des « I Love You » à répétition, avant de déraper dans des effets vocaux euh… surprenants : on est prêt à grincer des dents… quand Michel se présente, explique qui il est, et nous annonce qu’il n’a qu’une seule chanson, I Love You, qu’il va faire durer une demi-heure, et qu’il va nous demander de chanter avec lui ! L’humour belge. Tout le monde rit, tout le monde se met à chanter « I Love You », la glace est brisée, et c’est parti pour une première partie qui s’avère finalement presque délicieuse. Michel joue très bien de la guitare (James rappellera plus tard que c’est Michel qui lui a enseigné l’instrument) et nous offre quelques chansons intimistes touchantes. Avec de temps en temps, les dérapages promis vers « I Love You » ! Bravo pour ce set plus ou moins improvisé, c’était finalement une introduction pertinente à Loverman, qui n’est pas seulement l’œuvre d’un seul homme mais est aussi un travail d’équipe.
21h00 : James De Graef – aka Loverman – nous avait prévenus, pas question pour lui de nous offrir un simple récital voix + guitare des chansons de son album : il n’est pas un « vrai auteur-compositeur folk », mais un musicien punk et expérimental fan de Nick Drake et Leonard Cohen, qui a choisi cette forme-là pour chanter le mieux possible son amour pour Daisy et sa rupture. On démarre donc avec la longue projection d’une vidéo noir et blanc à l’atmosphère expressionniste et au format abstrait, qui rappellera aux plus âgés dans la salle l’époque où The Cure débutants entamaient leur set de la même manière, en projetant des films expérimentaux incompréhensibles. Mais là, James est avec nous, assis, prostré et oscillant sur un petit cheval de bois, seul décor sur la scène de la Boule Noire. Tout ça dure longtemps, jusqu’à créer un vague malaise… ce qui est évidemment le but recherché (ou au moins l’un des buts recherchés)…
Le film se termine, James se lève, s’assied sans un mot au piano et nous interprète un Another Place virtuose, parfaite introduction de l’album Lovesongs et lancement musical de la soirée, dans une atmosphère d’une beauté à vous briser le cœur. Non pardon, à vous remplir le cœur de Beauté.
De Lovesongs, James va nous interpréter neuf des onze titres, dans des versions qui parfois respectent à la lettre l’orchestration originale (donc avec la voix, aussi superbe en live que sur album, et la guitare acoustique qui a une ficelle – de hobo ? – en guise de sangle) et d’autres partent un peu dans tous les sens sur des sons enregistrés et diffusés par l’iPhone de James. C’est ainsi que l’irrésistible Tinderly devient une sorte de blues délirant, chanté par James au milieu du public, laissant déborder une énergie formidablement communicative. On comprend la magie et le tour de force de Loverman : il s’agit de transformer les douleurs du cœur en moments de grâce collective, peut-être une sorte d’exorcisme païen, par la fête. Et puis de revenir à l’introspection, à la recherche de l’apaisement (Candyman, à pleurer !), sans pour autant refuser un irrésistible goût pour l’obscurité (Into the Night, crépusculaire, pétrifiant).
James porte une tenue aussi sexy qu’improbable, un gilet en dentelle, transparent, et un long pantalon pattes d’eph aux coutures apparentes. Son visage est maquillé avec des taches rouges, quasi sanglantes sur les pommettes, qui lui donnent un air vaguement effrayant… contrastant avec le sourire joyeux qu’il va rapidement afficher face à un public conquis.
Le pic d’excitation de la soirée sera, évidemment, comme sur l’album, l’enthousiasmant Would (Right in Front of Your Eyes), le morceau où James se rapproche le plus de la ferveur d’un Nick Cave. La dernière partie du set prend alors un virage « collectif » : il s’agit de nous faire chanter « Come along for the ride / Sing a song tonight » pendant de longues minutes, d’abord tous ensemble, puis individuellement, James passant le micro d’une personne à l’autre dans la salle, pour laisser à chacun la possibilité de s’approprier le texte… Avant d’interpréter lui-même ce Differences Aside swinguant qui constituera le grand moment festif du concert.
Mais James n’est pas avare de surprises, il se met alors au piano, en mode « cabaret », mais un cabaret outrancier façon Cabaret (le film) : il reprend le classique de Tin Pan Alley de 1918, After You’ve Gone, dans une version outrée et délirante (rien à voir avec celle de Nina Simone !). Une étonnante démonstration de virtuosité au piano et de versatilité vocale ! La soirée se referme plus calmement sur un Nothing Ties au piano, du côté de la mélancolie sereine d’un Cohen, qui nous permet de renouer avec la beauté de Lovesongs.
Une heure dix minutes aussi généreuses qu’étonnantes, avec des ruptures de ton, de rythme, d’atmosphère qui sont tout sauf confortables, qui nous bousculent dans nos habitudes de spectateurs. Qui prouvent que, au-delà de son génie de compositeur, son talent de musicien et de chanteur, James reste un trublion, un performer dont l’énergie physique peut régulièrement aller contre la logique de chansons qui semblent presque ancestrales, plus vieilles que lui.
Tout cela est incroyablement fascinant, passionnant. Jusqu’où ira Loverman ? Impossible de le dire, mais ce serait une faute de passer à côté d’un tel artiste en 2024.
Texte et photos : Eric Debarnot