Le norvégien Jan Bang sort son disque le « plus pop » à ce jour avec le sublime Reading The Air qui ressemble à s’y méprendre à un mirage, celui d’un David Sylvian revenu au format chanson.
Assumer ses références, c’est parfois atteindre sa propre singularité. Assumer d’avoir été influencé par des aînés, c’est trouver en soi ce que l’on a d’unique. On ne cherche pas à se démarquer des travaux d’un ancien, on tente de les compléter, de les éclairer, de les prendre sous un autre angle. Les plus paresseux n’y verront qu’une pâle copie, un acte de plagiat. Ce serait ne pas comprendre ce qu’est et que peut être l’acte de création, prolonger une recherche, en affiner le trait pour faire émerger autre chose.
Celui qui écoutera Reading The Air, le nouvel album du norvégien Jan Bang, reconnaîtra aisément le lien que l’on peut faire avec les travaux de David Sylvian. Pas seulement dans les proximités vocales entre les deux chanteurs mais aussi dans cette science des atmopshères et des jeux avec les silences. On entendra sur ce disque un peu du David Sylvian qui n’avait pas encore totalement oublié le format chanson sur le superbe Dead Bees On A Cake (1999), on jurerait même entendre le regretté Jon Hassell sur ce disque superbe. A la vue de toutes ces références, pourquoi ne sommes-nous pas terrassés par l’ennui en écoutant Reading The Air ? Peut-être parce que Jan Bang saisit l’humeur d’un David Sylvian en n’oubliant jamais de rester lui-même. Jan Bang vient du Jazz et même si l’on n’entend jamais rien venant de cette scène sur Reading The Air, on comprend tout l’apport des musiques improvisées dans ce processus de composition qui laisse une grande place à l’effet de surprise et à la rupture de ton.
Qu’entend-il par ce « Reading The Air » ? Le norvégien s’est inspiré d’une expression japonaise que l’on peut traduire par « sentir les sentiments de quelqu’un » ou « interpréter la situation sans mots« . C’est ce à quoi parviennent ces dix pièces musicales sublimes. Accompagnés sur ce disque par la trop Annelli Drecker (ex Bel Canto), par le trompettiste Arve Henriksen, par Eivind Aarset à la guitare et aux expérimentations électroniques, par Erik Honoré aux synthétiseurs, par Canberk Ulag au Duduk, Jan Bang ne cesse de nous enchanter avec des instants en apesanteur d’une grâce infinie. La voix sublime de Drecker aux accents à la Liz Frazer ou Kate Bush nous rappelle combien la norvégienne est assurément l’une des plus grandes vocalistes des pays du Nord. Le pianiste Ketil Bjornstad ne s’y est pas trompé en collaborant avec la dame à plusieurs reprises.
Reading The Air tient toutes ses promesses en glissant d’une ambiance à une autre, de l’introspection à la solarité, de la pénombre au petit matin naissant. On sent bien que ce disque a été enregistré dans les conditions du live pour mieux laisser de la place à l’accident. Le titre qui donne son nom à l’album en est la preuve criante avec cette association incongrue des genres, un tropicalisme noyé dans le froid d’une terre aride. Toutes ces pièces jouent avec les contrastes et les contraires, la douceur peut parfois être perturbée par une noirceur viciée, presque martiale comme sur le tout en clair-obscur Burgundy.
Mais tout l’enjeu du disque se joue ailleurs, dans ces mélodies souterraines, dans ce décor que l’on néglige tout d’abord, dans cette inquiétude menaçante que l’on perçoit dans les silences ouatés, dans les chutes de notes. Food For The Journey et ses soupirs n’a pas fini de vous hanter. Tout ici relève de l’énigme, du mystère, du non-dit. Jan Bang ne cesse d’hésiter entre Pop et des tentations classiques, entre une dilatation de l’espace et une efficacité dans l’immédiateté. Celui qui saura lire ces notes reconnaîtra une Fata Morgana, un mirage liquide, un trouble des perspectives. Pour mieux nous appréhender, Jan Bang nous laisse penser que nous sommes encore en territoire connu, celui d’un David Sylvian alors que nous sommes déjà sur une autre rive. Ce ne sera pas Delia, la reprise d’Harry Belafonte, extraite de son album de 1954, Mark Twain and Other Folk Favorites qui viendra encore contredire cette impression. Le norvégien en fait une Torch song osseuse et dénudée, sépulcrale et doucereuse.
Le disque cumule les instants de grâce comme sur le magnifique Winter Sings où le Duduk de Canberk Ulag fait monter les larmes. C’est beau comme ces Voyage vers des lieux inaccessibles de Gurdjieff et De Hartmann, on ne cherche pas à résister à tant de beauté. Jan Bang parvient à unir des forces contraires, la douceur et la torpeur, l’élan de vie et l’élan de mort, Thanatos et Eros dans une même unicité.
Reading The Air fait sens en s’inspirant de David Sylvian, il lit les sentiments de l’anglais pour mieux nous attirer à lui et nous emmener dans un ailleurs incertain, celui de Jan Bang.
Greg Bod