Lorsqu’au détour d’une rencontre inattendue la virtualité s’invite et vient dévoiler un champ au-delà de la réalité, les cartes du désir s’en trouvent redessinées. Et c’est l’architecture-même des envies qui s’envisage sous des formes inédites. Se pose alors pour les protagonistes la question de ce désir confronté à ces possibles, à ces nouveaux horizons venant réinterroger leurs liens et leurs sentiments.
Le propos : Marsu, une architecte engagée dans la conception d’espaces respectueux de l’environnement, rencontre lors d’un congrès Thom, un créateur utilisant des architectures réelles pour les implanter dans un espace de réalité virtuelle. Marsu est engagée dans la défense de la nature et d’une symbiose entre l’humain et son écosystème. Thom est engagé dans une justice sociale permettant à chacun de profiter d’établissements luxueux dans cet espace virtuel. Cette rencontre va provoquer des étincelles amoureuses, même si Marsu vit déjà avec un homme qu’elle aime profondément et ne veut pas quitter. La nouvelle virtualité va alors permettre un choix entre deux : ne renoncer à aucun et vivre ces deux amours.
Désir divisé
La scénariste Véro Cazot a écrit parmi d’autres ouvrages le très poétique Les Petites Distances en 2018, interrogeant la part de lien qui échappe à la réalité et rejoint une réalité onirique, amenant deux êtres distants à se rejoindre au-delà des murs, traversant la fantaisie de chacun pour aboutir à un roman graphique sur ce qui rapproche les êtres et les sentiments. Six ans après, la réalité virtuelle et son extension prometteuse offre la possibilité d’un scénario élargissant la question du désir et de ses limites. Marsu la jeune architecte enthousiaste et épanouie ne manque de rien. Ses projets d’architecture fleurissent et trouvent des applications en lien avec ses convictions écologiques, sa vie sentimentale paraît sans ombrages et irriguée de sentiments et de désirs envers son compagnon Harry qui les lui rend bien et lui veut le plus grand bien. C’est sans compter sur un élément qui s’invite dans cette carte postale idéale : le principe selon lequel le désir n’est pas figé mais possède une aptitude particulière, celle de prendre au dépourvu là où ça n’attend pas. Et celui-ci va progressivement étendre son domaine sans lutte vers ce qui dessine son envers apparent, un homme qui représente l’exact opposé, jusqu’à ses projets d’emblée rédhibitoires pour la jeune architecte. C’est ici ignorer que c’est souvent sur ces envers visibles que le désir se renouvelle. Tout cela pourrait n’être qu’un feu de Bengale, à ceci près qu’un champ autre existe pour que ce désir se réalise. Une matrice aux expériences inouïes, où le désir s’autorise à se diviser tout en coexistant avec la réalité.
Retour dans la Matrice
Les deux champs, de la réalité et de la virtualité, offrent à la dessinatrice Anaïs Bernabé un terrain propice pour explorer les mises en couleurs distinctes de part et d’autre, endroit et envers de la raison et des sentiments, apportant des dessins d’une douceur particulière à chacun, fluides dans la réalité, chatoyants dans la virtualité. Les contours de chaque protagoniste trouvent dans cette matrice virtuelle de nouvelles couleurs bien réelles et sensuelles, Anaïs Bernarbé prenant un plaisir visible à illustrer ce nouveau jardin des délices où les sens s’émerveillent, un nouvel Eden virtuel où les possibles foisonnent comme autant d’écrins charnels. Et c’est un élément réjouissant que de parcourir cette virtualité qui renonce au froid numérique pour épouser un paradis des cantiques. Entre le 1 et le 0, une myriade de possibles, une conte à 3 qui permet aux 2 réalités d’exister, au sein d’une matrice occasionnant de nouvelles architectures psychiques.
Nouvelles architectures psychiques
Ne pas renoncer, tel pourrait être un mot clef de ce récit auquel les dessins donnent corps et chair. Ne pas renoncer comme ne pas céder sur son désir, et la question alors se pose si cette absence de renoncement ne rejoint pas une nouvelle architecture psychique contemporaine, de celle qui abolit la gravité du principe de réalité pour s’attacher à un principe de plaisir, voire un au-delà qui confronte aussi à la part d’addiction face à cette offre qui oblitère le fait de choisir. Marsu la jeune architecte réaménage tout au long de ce récit son espace psychique, redécouvre au fond la division qui le caractérise là où il apparaissait unitaire et comblé. La division dans sa subjectivité que redécouvre Marsu à son insu est celle d’un désir qui ne cesse de la surprendre, de lui indiquer des choses sur elle-même, et face auquel elle renonce à se sentir trop coupable pour embrasser ce qu’il lui dicte. Ceci notamment grâce à un ingrédient qui ne cessera de lui indiquer le nord, dans ce champ, une douceur indéfectible. Ce champ des possibles n’impose aucune réalité définitive, il conte un désir et une manière tendre de s’en débrouiller, renvoyant chacun à ses désirs sans rien en conclure d’autre qu’une quête d’un bonheur sans cesse à inventer.
Anthony Huard