Il y a quarante ans, un des plus grands groupes du rock anglais sortait son premier album. Avec le torse nu de l’acteur Joe Dallesandro sur la pochette, les Smiths offraient avec un album éponyme le premier et imparfait chapitre d’une belle et brève aventure musicale.
Manchester, 20 février 1984. Sortie d’un premier album en forme de première pierre apportée à l’édifice d’un futur groupe emblématique du Rock indépendant. Avant cela, le disquaire mancunien Joe Moss avait mis en contact Morrissey et Johnny Marr. Et le second avait sonné à la porte du premier, moment appelé à rejoindre dans l’histoire du Rock anglais la première rencontre entre Mick et Keith. Quelques morceaux appelés à être publiés sur disque sont mis en chantier. The Hands that rocks the cradle et Suffer little children sont respectivement leur deuxième et troisième composition. Deux morceaux enregistrés dans une démo apportée à la Factory, refusée par Tony Wilson.
En décembre 1982, le groupe enregistre une démo composée de Handsome Devil, What difference does it make ? et Miserable lie. Une tentative avec EMI a aussi peu de succès que celle avec Factory. A ce stade, la moitié de l’ossature du premier album est déjà prête. Parmi les nouvelles chansons créées à l’approche de Noel, trois se retrouveront sur disque : These Things Take Time, What Do You See in Him?, Jeane. La seconde sera transformée en Wonderful Woman. Le groupe n’a pas encore sorti de single que son rythme créatif est aussi trépidant qu’il sera durant sa brève existence sur disque.
Fin 1982, le groupe a trouvé son nom : The Smiths, parce que selon Morrissey c’était un nom ordinaire, synchrone d’une volonté de mettre les gens ordinaires sur le devant de la scène. Début février 1983, le groupe donne un désormais mythique concert à l’Hacienda de Manchester, prémisse de la ferveur à venir. Marr et Rourke partent à Londres pour soumettre une cassette à Geoff Travis, boss du label indépendant Rough Trade. Travis accepte de sortir Hand in glove en single en mai 1983. Une single inaugural portant déjà la trace d’un romantisme et d’une posture outsider dont Morrissey est conscient qu’ils vont droit dans le mur. Le titre du morceau signifie main dans la main… comme des truands. Marginalité revendiquée et en même temps auto-dérision. Le bonheur est vu dès le départ comme éphémère : « I’ll probably never see you again. » (Je ne te reverrai probablement jamais). Mais il est claironné avec lyrisme vocal.
En choisissant une photo homoérotique signée Jim French pour la pochette, Morrissey est déjà fidèle à une ligne qu’il défendra plus tard dans une interview aux Enfants du Rock dans le cadre de son premier concert parisien à l’El Dorado : exploiter le corps masculin à la manière dont le Rock a souvent exploité le corps féminin. Au vu de la future place prépondérante des pochettes dans l’iconographie du groupe, on peut parler de prise à rebours des clichés rocknrolliens pour créer une contre-mythologie.
Suite à un concert londonien auquel le producteur de son show sur BBC Radio 1 avait assisté, John Peel invite les Smiths dans son émission. Le groupe donne ses premières interviews à cette presse musicale anglaise avec laquelle Morrissey signera un pacte faustien. Un contrat est signé avec Rough Trade et le premier album enregistré sous la houlette de Troy Tate, ex-membre des liverpuldiens Teardrop Explodes de Julian Cope. Insatisfait du résultat, le label remplace Tate par John Porter, producteur de These Foolish things de Bryan Ferry.
Le 31 octobre 1983 sort This Charming Man, avec Jean Marais en pochette. D’un côté, la chevauchée vocale de Morrissey et un texte prenant le contrepied de la culture gay testostéronée de son temps pour en redonner une version plus dandy et plus proche des seventies. L’ombre d’Oscar Wilde, déjà? Et ce hurlement prouvant qu’en dépit de futures déclarations revendiquant son asexualité le Morrissey des Smiths dégage une forme paradoxale de sex appeal. De l’autre, la parfaite osmose de la basse à la You can’t hurry love de Rourke et des arpèges byrdsiens de Marr.
Mais revenons au texte… Si certains films commencent de manière inattendue par le milieu ou la fin, je ne sais pas s’il existe ouverture de morceau plus étonnante que ce « Punctured bicycle on a hillside desolate ». Pneu crevé de vélo sur un flanc de coteau désolé? Le Once upon a time your dress’s so fine (il était une fois ta robe était si jolie) de Dylan, peut-être ? Arrive alors un homme plus âgé et élégant en voiture pour convoyer le narrateur. Le Limier est cité au travers de ce « Jumbed up pantry boy who never knew his place » (un garçon parvenu qui ne sait pas où est sa place). Mais, là où chez Mankiewicz cela manifeste le mépris de classe de Laurence Oliver pour Michael Caine, il s’agit ici de la manière dont le narrateur se ressent. Le morceau ne figurera pas sur le 33 tours anglais de premier album mais démarrera la Face B de sa version américaine. Il finira par être intégré dans toutes les rééditions. Jeane et Wonderful Woman font partie des faces B du single.
Le 24 novembre, le groupe joue le morceau à Top of the Tops. En pleine ère des rockers corbeaux (le rock gothique) et des néoromantiques (la pop à synthétiseurs), le groupe produit le même sentiment extraterrestre que Bowie, Bolan et les New York Dolls au début des années 1970 à la télévision anglaise. Morrissey porte la banane, une chemise ouverte bleu clair, des colliers clinquants et très féminins. Il agite surtout un déjà icônique bouquet de glaieuls. Armé d’une Rickenbaker, Marr porte un pull à col roulé ainsi qu’un pantalon qu’on n’appelle pas encore slim. De lui, Brett Anderson de Suede dira aux Inrocks qu’il était fasciné par sa posture légèrement arqueboutée sur sa guitare, à l’opposé des Bunnymen qui bombaient le torse.
Le 16 janvier 1984 sort un autre single avant-coureur : What difference does it make ?, titre citant Jack Kerouac. Une « manie » que Morrissey moquera plus tard dans le texte de Cemetary Gates, un vol (à la littérature, aux dialogues de ses films fétiches…) qui servira de matière à des textes chroniquant l’adolescence sous la Dame de Fer. Morrissey a montré peu de goût pour le morceau par la suite. A ses yeux le texte ne vaudrait pas mieux que du Duran Duran. Quand bien même le texte manque de la part d’autodérision des meilleurs de Morrissey, la comparaison est bien sûr exagérée. Mais de toute manière le riff de Johnny Marr propulse le morceau vers les sommets.
Le premier album éponyme sort le 20 février 1984. Sur la pochette, le torse nu de l’égérie warholienne Joe Dallesandro, une image piquée au film Flesh du cinéaste newyorkais Paul… Morrissey. Un premier album excellent en terme de songwriting mais à l’impact amoindri par la production de Porter. En ouverture, la ballade un peu terne musicalement Reel around the fountain sera la première controverse smithienne, le groupe devant démentir des accusations d’apologie de la pédophilie des tabloids. Alors que le « It’s time the tale were told Of how you took a child And you made him old » (il est temps de raconter le conte où tu as pris un enfant et tu l’as fait vieillir) pourrait juste être la manière dont le narrateur grandit et vieillit intérieurement au travers d’une relation amoureuse.
Lui succède une première poussée de rage avec You’ve got everything now. Une amère observation sur le fait que ceux qui réussissent dans les années scolaires ne sont pas forcément les gagnants à l’âge adulte. Une situation dont le narrateur tire une certaine rancœur. Des piques comme ce « I’ve seen you smile but I never really heard you laugh » (Je t’ai vu sourire mais je ne t’ai jamais vraiment entendu rire.), comme pour tacler un bonheur supposé factice. Ou ces « Did I ever tell you by the way that I never really did like your face ? » (Je ne t’ai jamais dit que je n’ai jamais aimé ta tronche?), « You are your mother’s only son and you’re a desperate one. » (Tu es le fils unique de ta mère et tu es un désespéré.). Et une affirmation arrogante de ses propres choix : « Who is rich and who is poor I cannot say. » (Je ne peux dire qui est riche et qui est pauvre.), « I never had a job because I never wanted one. » (Je n’ai jamais eu de travail car je n’en ai jamais voulu.). Non sans finir sur un désir d’être proche de celui qu’il attaque, quitte à s’humilier : « I just want to be tied in the back of your car. » (Je veux juste être attaché à l’arrière de ta voiture). Désir clamé en falsetto. Une précision dans la description de sentiments mêlés susceptible de créer un lien direct avec les déceptions vécues de l’auditeur/auditrice.
Suivent les arpèges et la montée en falsetto de Miserable Lie. A cause de la mention du « monde criminel » et de Whalley Range (banlieue mancunienne connue pour ses activités de prostitution), le morceau est souvent interprété comme le récit de la corruption d’un jeune homme de la campagne par une prostituée. Mais peu importe : le texte renvoie vers des choses plus universelles comme le fait de se sentir mal dans une relation mais seul si on est quitté. Et le « I look at yours, you laugh at mine And love is just a miserable lie. » (Je regarde ton corps, tu ris du mien et l’amour n’est qu’un pauvre mensonge.) est la première des autodépréciations physiques chantées par Morrissey. Avec un titre citant encore Kerouac, Pretty girls make graves est une nouvelle inversion des rôles alors souvent assignés aux deux sexes : c’est le narrateur qui se plaint de la libido vorace du personnage féminin. Et la fin cite le texte d’Hand in glove. Morrissey serait-il toujours malade du succès inférieur aux espoirs de ce dernier morceau ? The Hands that rocks the cradle retrouve les travers musicaux de Reel around the fountain, le texte étant également assez flou dans son contenu.
Still Ill ouvre la Face B avec une intro faite d’agressives harmoniques naturelles rompues par les arpèges du riff principal et la voix de Morrissey. Un baiser y est l’occasion de ressentir le passage du temps: « Under the iron bridge we kissed. » « It just wasn’t like the old days anymore. » (Sous le pont en fer on s’est embrassés. Ce n’était plus du tout comme avant.). En pleine ère Thatcher de démantèlement de l’Etat Providence pour pousser les salariés à exercer des petits boulots que rester au chômage, le narrateur évoque son peu de goût pour la routine quotidienne du travail. Mais loue en même temps les instants de bonheur intense interrompant brièvement les moments de désespoir : « And if you must go to work tomorrow Well, if I were you I wouldn’t bother For there are brighter sides to life And I should know because I’ve seen them But not very often. » (Si tu dois aller bosser demain, à ta place je ne me ferai pas de souci. Car il y a de plus beaux aspects de la vie. Je devrais le savoir car je les ai vus. Mais pas très souvent.)
Le doublé Hand in Glove/What Difference Does It Make? a déjà été évoqué plus haut. Suit la balade I Don’t Owe You Anything dans laquelle Morrissey se met dans la peau d’un séducteur insistant : « You knew very well, what was coming next » (Tu savais très bien ce qui allait arriver), « I don’t owe you anything, no. But you owe me something. Repay me now. » (Je ne te dois rien. Mais tu me dois quelque chose, repaie-moi maintenant.). Moins génial que les trois morceaux précédents mais d’excellente facture quand même.
Suffer Little children inaugure enfin une habitude que Morrissey gardera souvent après la séparation du groupe : savoir conclure un album. Sur des arpèges de Marr à la beauté sinistre, Morrissey aborde le sujet des tueurs en série sans la distanciation arty des Talking Heads (Psycho Killer) ni le storytelling inspiré du Blues des Stones (Midnight Rambler). Le morceau évoque un évènement fondateur de la méfiance de Morrissey vis-à-vis du monde extérieur : le kidnapping et le meurtre de cinq enfants à Manchester par le funeste duo des Moors Murderers Ian Brady et Myra Hindley entre 1963 et 1965. Le morceau évoque la douleur inconsolable de la mère d’une victime et alterne le point de vue des meurtriers avec celui des victimes. Lesquelles espèrent hanter Myra Hyndley jusqu’à la fin de ses jours : « Oh, I’ll haunt you when you laugh. You might sleep But you will never dream. » (Je te hanterai quand tu riras. Tu pourras dormir mais tu ne rêveras jamais)
Le « Manchester so much to answer for. » (Manchester, tant de choses dont tu dois répondre) est autant une attaque contre la durée pendant laquelle les criminels ont pu sévir que contre les fractures de la société anglaise : selon Morrissey, cette période d’impunité a été rendue possible par la condition modeste de la majorité des victimes. Un commentaire justifiant a posteriori la manière dont j’avais ressenti les paroles à leur découverte : ces crimes atroces n’étaient pas à mes yeux la seule chose dont Manchester aurait à répondre.
L’album resta 33 semaines dans les charts britanniques, cuminant à la seconde place. Alors oui Morrissey n’était pas encore tout à fait au point vocalement. Et la production de Porter mérite clairement les attaques qu’elle a subies. Mais Morrissey lui-même le savait avant la sortie. Au vu du coût de l’album – 6000 livres – il ne pouvait ceci dit faire marche arrière. Sans doute savait-il qu’après les années introverties, le moment de l’action était venu. Il tenait avec les Smiths son vaisseau amiral, et devait quoi qu’il arrive le lancer dans la bataille.
Ordell Robbie