Nadia Terranova continue son étude de la nocivité et de la perversité des relations familiales et sociales. Deux personnages victimes de la société et d’un destin traumatique. Un roman court, mais dense, tendu et prenant. Dur, difficile à lire, mais extrêmement gratifiant.
Nadia Terranova écrit des romans assez courts, denses, étouffants, dans lesquels il n’y a pas beaucoup de place pour respirer. Ni pour le lecteur, ni pour les personnages qui sont prises et pris à la gorge par les structures sociales, au premier des rangs figure la famille. La violence familiale, voilà le grand thème qui traverse les textes de Nadia Terranova, comment elle oblige de se conformer à un modèle et empêche de devenir soi-même. Comment elle aliène, dans un cadre qui est lui-même pas mal aliénant : la Sicile, et plus particulièrement Messine, cette ville à la fois si proche et si loin du continent, cette ville dont l’horizon est fermé par l’autre côté du détroit, Reggio di Calabria, cette ville dont on pense pouvoir s’échapper, mais à laquelle on revient toujours. À Messine, la mer n’est pas signe d’espoir, d’horizons infinis ou ouverts. Elle est fermeture. Une de plus.
Dans Tremble la nuit, on retrouve exactement ces thèmes. Il y a Nicola, 11 ans, qui vit à Reggio di Calabria. Son père est un entrepreneur qui a réussi et qui ne s’intéresse pas beaucoup à lui. Sa mère l’adore, mais est excessivement possessive et est en outre convaincue que son fils est possédé par le diable. En guise de punition, Nicola est envoyé tous les soirs dormir à la cave. En guise de prévention, pour qu’il ne soit enlevé par un démon ou pour l’empêcher de fuir, il est entravé et attaché au lit. Tous les soirs. Et tous les soirs, il affronte les ombres et les cauchemars en victime incapable de se défendre. Dans la journée, cela va un peu mieux. Surtout en ce 27 décembre 1908, son père l’emmène avec lui. Nicola respire l’air de la liberté.
L’autre personnage central du livre est Barbara. Elle vit du côté du détroit qui est celui de Charybde, en Sicile donc. Elle a 18 ans et doit se marier. C’est le souhait le plus profond de son père. Sans un mariage, elle n’est qu’une moitié de femme. Pourtant, Barbara rêve de vivre, de faire des études, en particulier. Quand elle va a Messine, chez sa grand-mère qui semble l’encourager, elle suit des cours à l’université en cachette, elle va à l’Opéra. Elle rêve. Elle s’imagine partir en ville, quitter sa campagne, faire des études. Elle regarde les étoiles et décide de franchir le pas. Nous sommes le 27 décembre 1908. La nouvelle année qui arrive sera celle de sa liberté.
Le 28 décembre 1908, comme on le sait, la terre (ou la mer) tremble avec une violence inouïe entre Messine et Reggio, dans le détroit. 95,000 morts, parmi lesquels il y a les parents de Nicola et la grand-mère de Barbara. Barbara et Nicola survivent. Barbara pensait pouvoir vivre, enfin, et se retrouve à devoir survivre dans des conditions horribles. Elle va progressivement acquérir cette liberté qu’elle voulait, devenir institutrice, mais elle va aussi se faire violer, par un des soldats envoyés par le roi pour aider la population locale. Et si elle s’en sort, c’est parce qu’elle est aidée par d’autres femmes qui sont solidaires les unes des autres. Elle va même croiser Nicola, au moment de son viol. Ils se rencontrent, sans se parler, parce que Nicola ne parle plus depuis le tremblement de terre. Lui aussi survit, sans ses parents, il apprend à se battre, à lutter. Il s’en sortira aussi avec d’autres enfants et avec une famille d’adoption, d’adoption quand il sera envoyé dans le Val d’Aoste, à l’autre bout du pays. Enfin libéré de sa famille naturelle et oppressive.
Barbara était sur le point d’accéder à une vraie vie et se retrouve plongée dans le chaos. Nicola, lui, était au fond d’une cave et est libéré par le tremblement de terre. Deux destins parallèles, étranges et poignants. Deux personnages dont Nadia Terranova décrit parfaitement la psychologie : c’est aussi un des traits marquants de son écriture que d’entrer dans les détails de la psychologie de ses personnages. Deux personnages vrais, avec leurs défauts et leurs qualités, qu’on aime, mais pas totalement, comme toujours avec Nadia Terranova. Et tout cela écrit dans un style acéré, sans trop de concession, un style un peu rugueux, brut. Notons quand même et, pour une fois, insistons sur la traduction de Romane Lafore. Elle ajoute une couche de poésie, presque de douceur, au roman original sans pour autant en pervertir l’esprit. Remarquable.
Alain Marciano