Avec L’Oreille cassée, on retrouve Tintin bien loin de la Chine du Lotus bleu, parcourant l’Amérique du Sud, continent des coups d’État et des réducteurs de tête ! Clairement pas un album majeur, mais un album de transition, loin d’être insignifiant pour autant.
Après l’extraordinaire succès du diptyque des Cigares du pharaon et du Lotus bleu, L’Oreille cassée fait pâle figure. Avec l’Île noire et Le Sceptre d’Ottokar, appartient-il au groupe des albums de transition avant le Crabe aux pinces d’or qui verra l’apparition salvatrice du capitaine Haddock ?
Pour la première fois, Hergé travaille sur un scénario et ancre son héros dans la réalité belge. Il se ne lance plus à l’aventure sur une simple idée confiant dans sa capacité d’improvisation. Tintin est présenté dans son environnement quotidien. En nous dévoilant son appartement, sa rue et son quartier, Hergé lui donne de l’épaisseur. Si Tintin s’humanise, le lien avec Milou se dilue, leurs conversations s’espacent, le jeune homme se retrouve esseulé, il lui manque un ami.
La galerie de seconds rôles s’enrichit avec le duo tragico-comique d’Alcazar et de Tapioca, les deux mafieux, l’explorateur ou le brave Pablo, le tueur repenti. En revanche, l’opposition manque de consistance. Il y a peu, notre héros luttait contre des trafiquants internationaux, marchands d’armes et d’opium. Aujourd’hui, il enquête sur le larcin d’une statuette, sans valeur, dans un obscur musée.
L’aventure se déroule en 4 temps :
D’abord en Europe, Tintin s’intéresse au vol inexplicable d’un fétiche arumbaya, puis au meurtre d’un faussaire. De fait, le reporter s’efface devant le redresseur de torts. Le seul témoin est Coco, un perroquet particulièrement rebelle, une réminiscence du volatile de Tintin au Congo.
Puis, Tintin embarque sur un transatlantique pour l’Amérique latine. Il tombe en pleine révolution, il est condamné à mort, picole un bon coup – parlait-on alors de protection de l’enfance ? Heureux temps ! –, est promu aide-de camp du général dictateur du San Theodoros. Involontairement, il provoque un conflit frontalier – inspiré de la guerre du Chaco (1932-35) ayant opposée la Bolivie au Paraguay – avec le Nuevo Rico. Poursuivi, il se réfugie dans la jungle.
Changement de décor, il est accueilli par les féroces arumbaya, puis capturé par leurs voisins, de farouches réducteurs de tête. Il y résout l’énigme du fétiche.
Il rentre en Europe. Trop, tard, la fameuse statuette a été vendue. La suite est rapidement expédiée : il rejoint un paquebot où l’histoire s’achève.
Je l’ai lu enfant. Qu’en ai-je retenu ?
J’ai aimé la présentation de la révolution permanente. Cet album ne propose pas de personnages comiques, mais développe des situations parodiques. La rivalité mimétique d’Alcazar et de Tapioca est merveilleuse : tous deux sont vaniteux, égocentriques et corrompus. Les colonels aux tenues chamarrées sont lâches et se rallient instantanément au dernier tyran en titre. Leurs malheureux soldats sont stupides. Hergé dénonce, pêle-mêle, la pression des multinationales occidentales, l’action des marchands d’armes – parfaitement légaux et plus létaux que les amateurs de Rastapopoulos –, la propagande nationaliste et l’absurdité de la guerre.
J’ai adoré la séquence chez les Indiens, présentés comme de « bons » sauvages. L’explorateur s’est gardé de les civiliser ou de les convertir, tout au plus a-t-il accepté de les initier au golf. Il faudra attendre Le Temple du soleil pour découvrir une société indigène réaliste.
Le dessin d’Hergé s’affirme et met en valeur son travail de documentation. La refonte de 1943 a conservé l’essentiel des vignettes. La jungle absurde du Congo s’est faite réaliste. La descente du fleuve en pirogue, qui nous vaut la magnifique couverture, est particulièrement réussie.
Bien des années plus tard, à mon tour, j’ai descendu une rivière guinéenne en pirogue, j’étais le roi du monde.
P. S. : Alonso Perez partage avec son complice et lanceur de couteaux Ramon Bada un triste privilège : ils sont les seuls méchants de la série « punis » pour leurs crimes. Médusés, nous assistons à leur noyade, puis à leur départ pour l’enfer. Qu’est-ce que Hergé a-t-il voulu nous dire par cette scène ? Avez-vous une idée ?
Stéphane de Boysson