Dans un film documentaire à la forme hybride, la réalisatrice Asmae El Moudir redonne vie au Casablanca de son enfance à travers un théâtre miniature pour interroger la mémoire familiale sur les douleurs et les mensonges du passé. Passionnant !
Présenté dans divers festival en 2023 et récompensé notamment du « Prix de la mise en scène » dans la sélection Un Certain Regard au festival de Cannes, La mère de tous les mensonges arrive sur nos écrans. L’occasion de se rendre compte, effectivement, que la mise en scène tient une grande place dans ce documentaire très singulier signé par la réalisatrice marocaine Asmae El Moudir.
L’idée de ce film est née au moment du déménagement de ses parents, lorsque la réalisatrice retrouve une vieille photo représentant des enfants à l’école, et sur laquelle elle apparait. Mais Asmae est persuadée qu’elle n’est pas l’enfant de la photo…
Lorsqu’elle était enfant, il n’existait aucune photo d’elle. Après avoir interrogé sa mère, celle-ci lui a finalement donné une photo d’une autre petite fille, lui faisait croire qu’il s’agissait bien d’elle. Bien plus tard, la mère d’Asmae lui expliquera que sa grand-mère ne tolérait aucune photo dans la maison où ils vivaient, hormis celle du roi Hassan II. Mais c’est beaucoup plus tard, au moment du tournage, que la vraie raison, bien plus douloureuse, sera révélée.
Pour évoquer ce traumatisme d’enfance, et plus largement, pour parler de sa famille, mais aussi des de son pays, et notamment des émeutes de Casablanca, en 1981, Asmae El Moudir a rassemblé toute sa famille dans l’intimité de son atelier, autour de maquettes représentant la médina de son enfance à Casablanca, et aussi de figurines miniatures à l’effigie de chaque membre de la famille, fabriquées par son père, à partir d’argile, de tissus, de bois et de peinture.
Un dispositif qui permet à cette famille de se replonger dans ses souvenirs, d’évoquer les traumatismes anciens, de tenter de se parler, de faire la paix avec un passé douloureux fait de non-dits, de mensonges, d’autoritarisme et d’incompréhensions. C’est aussi l’occasion d’évoquer le 21 juin 1981, cette terrible nuit des « émeutes du pain » à Casablanca, quand l’armée est intervenue pour repousser les gens venus manifester contre l’augmentation injuste du prix de la farine, entraînant la mort de centaines d’adultes et d’enfants, que l’Etat a ensuite fait disparaître et enterrer clandestinement.
Le récit de cette nuit que tout le monde a voulu oublier, est l’un des moments forts de ce documentaire, raconté à la fois par les petites figurines et le récit d’un proche, arrêté et enfermé dans une prison minuscule, entassé avec d’autres qui finiront étouffés, et d’où il sortira vivant, presque miraculeusement.
Tous ces souvenirs nous sont racontés avec beaucoup de pudeur et de poésie, grâce à l’utilisation des maisons de poupées et des petites statuettes dans un film oscillant entre documentaire et film d’animation, qui rappelle par certains aspects le magnifique L’image manquante de Rithy Panh.
Un dispositif où les personnages de bois et les humains finissent par se confondre, comme en une sorte de catharsis remarquablement mise en scène, grâce a des jeux de lumières pleins de couleurs, des travellings, des zooms, des contre-plongées, ainsi qu’une bande sonore faite de bruits et de musiques.
Un travail remarquable, devant et derrière la caméra, avec des protagonistes, qui ont accepté de se plier à cette sorte de « thérapie de groupe », entourés par la cinéaste qui garde en permanence la distance nécessaire pour ne pas faire de ce film quelque chose de lourd et d’indigeste. Bien au contraire. Car malgré, parfois la dureté du récit, on est en permanence happé par ce qui se vit dans petit théâtre familial, par ce dispositif hybride tellement original et intelligent.
Benoit RICHARD