Drapé dans l’Union Jack lacéré, Bowie confirme sa grande forme sur EART HL I NG, véritable cure de jouvence. A 50 ans, le Britannique réalise alors un tour de passe-passe jubilatoire très accrocheur. Oh by Jingo ! Une bonne claque haut la main.
Conscient du temps qui passe, Bowie entame bel et bien cette satanée cinquantaine qui enterre bien souvent les vieilles gloires à bout de souffle. Ce qu’il faillit être… En janvier, lors d’un concert mémorable à New York pour son anniversaire avec bon nombre d’invités (Robert Smith, Lou Reed, Foo Fighters, Franck Black), Bowie présente un look et un son très affutés. Pour un tel dandy, le style étant « le fond qui remonte à la surface », selon la formule consacrée, cela annonce un retour de grande classe. Le mois suivant, Bowie poursuit sa trajectoire filante avec EART HL I NG dans la foulée de deux albums très réussis. Habillé par Alexander McQueen, ce passionné de mode livre un opus météorique qui reste l’un de ses tours les plus rusés, un coup de maître. Jouant encore une fois de sa plasticité féline, Bowie se glisse dans les tendances musicales du moment pour mieux poser sa griffe sans craindre qui que ce soit. “On ne vole pas un voleur” de son propre aveu roublard…
Après les festivals de l’été 96, Bowie s’installe à New York dans les studios du compositeur Philip Glass en compagnie de l’ingénieur Mark Plati et du guitariste Reeves Gabrels. Avec ces deux comparses, Bowie se charge lui-même de la production, une première en fait depuis Diamonds Dogs… En moins de trois semaines, ils créent sur disque dur un son hybride rock, jungle et drum ‘n’ bass. Se remémorant le temps des Spiders from Mars, Bowie évoque aussi son grand plaisir à travailler avec le groupe de l’époque (Garson, Dorsey et Alford) forgé depuis Outside. Neuf chansons jaillissent alors d’un télescopage d’échantillons de voix, d’instruments organiques et de manipulations technologiques. Les effets de studio sont multiples sur ce matériel très élaboré et sophistiqué, un cut up analogique / numérique. Ainsi les basses rapides et les batteries accélérées sont répétées dans des boucles à l’infini et associées à des guitares déformées. Ce matériel hybride regorge de multiples boucles trafiquées et de bruits industriels grinçants. En guise de touche finale, Bowie pose sa voix souvent enregistrée en une seule prise.
Pompé sur le titre Firestarter de The Prodigy, Little Wonder inaugure l’album sur un mix de rock et d’électronique, très efficace. D’emblée, le ton est donné… On part pour près de 50 minutes de son accrocheur et de rock teigneux. Sur des paroles insensées, Looking for Satellites balance un air lancinant – Bowie traine sa voix – électrisé par la guitare de Gabrels. Battle for Britain (The Letter) s’impose comme un hybride rock, techno et piano jazzy, et tient la promesse des premiers titres. Puis vient l’un des sommets de l’abum, Seven Years In Tibet, inspiré par l’autobiographie de Heinrich Harrer du même nom, où Bowie fait un clin d’oeil au bouddhisme tibétain, curiosité de sa jeunesse. Il l’a d’ailleurs citée comme sa chanson favorite de l’album. Elle gagne peu à peu en puissance sur des riffs de saxophone, des guitares hurlantes, diverses boucles.
Clef de voute d’EART HL I NG, Bowie décrit Dead Man Walking comme son hommage « au rock and roll qui est encore jeune alors que nous vieillissons tous », réflexion sur le vieillissement à ce stade de sa carrière et référence à Neil Young dont il admire la carrière et la sincérité. Amorcée juste après les sessions Outside en solo, Telling Lies finit ici comme un mélange de rock très agressif avec du drum and bass. Véritablement hypnotique, c’est un condensé de la démarche de Earthling… A contrario, The Last Thing You Should Do est l’un des derniers morceaux enregistrés, principalement construit en utilisant « des morceaux d’ajouts jetés ». Comparé par Bowie à Sound and Vision, le titre est porté par un chant jouant pleinement la course avec des instruments de plus en plus déchainés avant de finir en coup de poing jubilatoire ! Autre revenant des sessions Outside (crédité en partie à Brian Eno), I’m Afraid Of Americans se révèle tout autant efficace et implacable. C’est l’occasion d’un clip plutôt flippant où Trent Reznor de NIN poursuit David en panique dans les rues de New York. Law (earthlings on fire) est la première chanson enregistré pendant les sessions. C’est quasi un instrumental avec divers effets de synthétiseur et une ligne de basse de style dance introduisant un chant répétitif de Bowie pour final.
Dopé par des remixes en rafale et des clips bien calibrés, l’album se vendit bien en Europe en particulier au Royaume-Uni… Avec une telle pochette, on en attendait pas moins ! Looké à mort et bon client des shows TV, Bowie prend visiblement plaisir à chanter ses dernières créations, en particulier Dead Man Walking dans une excellente version acoustique. Au passage, sa prestation live de Scary Monsters réveille les endormis qui l’avaient oublié en chanteur de rock. Puis une série de concerts en Amérique et en Europe confirme que “le vieux chien a encore des crocs”, selon un critique de l’époque. En 2020, Parlophone sortit deux double albums couvrant cette période, dans un coffret live : LiveAndWell.com et Look at the Moon!
Exercice de style nerveux et maîtrisé, EART HL I NG illustre de nouveau le vampirisme de Bowie, cette capacité redoutable à trouver du sang neuf pour survivre au temps qui passe.
Amaury de Lauzanne