La rédaction de Benzine se déchire quant à savoir si Dune – Deuxième partie est une réussite – comme le clame la presse – ou un (relatif) échec. Voici donc maintenant un avis très argumenté sur les immenses qualités du dernier film de Denis Villeneuve.
Aux exécutifs qui se tapent la tête sur leurs tablettes pour tenter de conjurer l’effondrement du blockbuster, Dune 2 pourrait apporter une réponse – si tant est que le film accède au triomphe qu’il mérite. Et cette réponse est d’une simplicité enfantine : tabula rasa. Quitter les franchises à rallonge, les extensions, le confort d’un lore essoré depuis des décennies et les easter eggs périmés, pour embrasser un nouvel univers. Avec la fascination d’un enfant et l’humilité d’un disciple, Denis Villeneuve s’était attelé à la tâche dans un premier volet ambitieux, mais qui avançait avec la déférence d’un Fremen sur le sable : tout en raffinement prudent. Dilaté, construit sur une tension diffuse qui semblait n’advenir que sur la promesse d’une suite, Dune installait un univers sur lequel peut se déployer la geste épique de cette seconde partie.
Le récit initiatique de Paul face au désert cristallise ici l’expérience du cinéaste créateur, émerveillé de la tâche qui lui incombe, et se transmet au spectateur face au succès de son entreprise. Le blockbuster parvient à rouvrir les yeux à partir du moment où il renoue avec son ambition démiurgique de donner à voir un univers fictionnel et imaginaire. Et c’est par l’organique que Villeneuve y parvient, exacerbant la vibration du précédent volet dans cette attention portée aux textures, au grain du sable, à l’immanence d’une planète hostile qu’il s’agit d’habiter. La première réussite du film tient dans cette alchimie et l’épaisseur du matériau proposé, où l’osmose entre la lumière, la matière et surtout l’incroyable travail sur le son incite d’emblée à la crédibilité du monde présenté, et de ce que les personnages qui l’arpentent peuvent ressentir.
Autre grand allié du cinéaste, le courage avec lequel il s’empare du temps. Paul, pour s’intégrer aux Fremen, fait connaissance avec leurs mœurs (très beau rite funéraire de celui qu’il a dû tuer pour les rejoindre), danse un temps avec Chani sur le sable, et oublie surtout son statut pour enfin trouver sa place. Un parcours qui symbolise à merveille celui que Villeneuve fait subir au blockbuster, dans un itinéraire de délestage où la grandiloquence est suspendue, et où les personnages ne pourront réellement émerger qu’à partir du moment où le monde qui les entoure a pu trouver ses points d’ancrage. On ne saluera jamais assez, à ce titre, le formidable travail accompli sur une direction artistique qui fait de chaque accessoire, décor ou costume l’objet d’un artisanat de haute volée, et procure cet émerveillement depuis longtemps tari dans les franchises, où le spectateur sent vibrer un monde qui outrepasse le cadre.
Cette modestie d’un nouveau départ compose avec la dynamique de scènes d’action savamment distillées pour maintenir un rythme efficace, et dans lesquelles Villeneuve joue de tous ses atouts : sa gestion du temps profite à la dimension stratégique des combats, dans lesquels il allie la fascination des plans d’ensemble (superbe ouverture sur la lévitation des Harkonnen), des silences et la chorégraphie plus brutaliste des corps à corps. Tout procède par osmose, dans la capacité des Fremen à tirer parti du décor (le sable, dans lequel ils apparaissent disparaissent tels des animaux camouflés) ou des machines en action (la scène de destruction de la moissonneuse, où l’ombre des pieds métalliques fait office d’abri mouvant). Un rapport organique au lieu qui trouvera évidemment son apogée dans le domptage des vers des sables, où là encore, la simplicité d’un sillage sur un plan d’ensemble suffira – même si le spectateur pourra se demander comment on y installe des palanquins et, surtout, comment les passagers descendent d’un tel mode de transport.
La nécessité de rappeler les enjeux qui dépassent Arrakis, et l’oubli progressif de Paul de ces derniers, occasionne des récits parallèles où les nouveaux personnages auront droit aux miettes en termes d’apparition (Léa Seydoux, Florence Pugh), mais où les variations en termes d’image vont déborder d’audace. Toute la partie chez les Harkonnen propose ainsi une esthétique qui semble s’inspirer du comic, toute en noir et gris, pour un délire visuel presque déstabilisant par sa désincarnation et ses lignes claires, mais dont l’opposition avec l’univers chaleureux de Paul fait sens.
Car le récit ne peut évidemment éviter de faire converger les lignes vers l’affrontement promis par l’épopée, et voir se confronter toutes ces forces disparates. Certes, Dune reprend les motifs déjà exploités dans d’autres sagas fondatrices, de la résistance à l’empereur et à la figure du père de Star Wars à la préservation d’une planète convoitée par l’avidité humaine d’Avatar. Mais l’intelligence du récit (en réalité, l’intérêt du livre d’Herbert) consiste à différer cette promesse de l’épique dans le désir de Paul d’échapper à son destin. Alors qu’on pouvait s’attendre à une exploitation romantique traditionnelle (l’individu amoureux contre les enjeux d’honneur d’une lignée), le film fait de la foi le motif central, dans un questionnement qui n’est pas sans renvoyer un miroir inquiet sur la marche du monde contemporain. L’affrontement interne entre les sceptiques et les fondamentalistes occasionne de véritables débats théologiques et géopolitiques, dans lesquels le personnage de Chani trouve un ancrage particulièrement intéressant. Les pieds sur terre, à l’écart de l’hystérie collective et de la répétition béate des prophéties, elle est la seule qui gardera un regard frontal -opposée, en cela à l’autre incarnation des femmes que sont les membres du Bene Gesserit, distillatrices des croyances et habiles exploitantes des faiblesses masculines que sont le pouvoir, le désir ou la cruauté. Nous nous retrouvons en somme face à de véritables personnages, et un couple dans lequel l’amour ne diluera jamais complétement les convictions de l’une et la destinée de l’autre.
La grandiloquence est donc progressive, et, surtout, ne se débarrasse jamais des complexités ou des ambivalences. Si l’on prend ses distances, même avec humour, de la croyance de Stilgar, c’est pour accepter avec une forme de résignation l’avènement d’une métamorphose qui ne réjouira pas véritablement. La trajectoire de Paul, une ligne droite qui convoque tous les ressorts de la tragédie antique (poids du pouvoir, tuer le (grand) père, renoncer à une forme d’humanité pour prendre le chemin et le montrer aux autres), doit composer avec les remous fétides des complots, des alliances et des trahisons, à une échelle impériale qui dit tout de l’abjection humaine. Et dans ce maelstrom, la foi elle-même est l’arme absolue, un outil de manipulation et de destruction. La métamorphose de Paul, loin des climax habituels, recèle donc une part de monstruosité, et la ferveur des combats épiques se teinte d’une douleur qui désactive le traditionnel manichéisme.
Tabula rasa : le grand spectacle n’est plus la seule récompense d’un bouquet final, mais l’avènement d’un destin qui répète la tragique histoire des hommes, condamnés à s’incliner devant plus grands qu’eux, pour y trouver la foi nécessaire à la guerre sainte. En contre-champ, le regard d’une femme restée lucide colore le récit fondateur d’une sagesse aussi désenchantée que nécessaire, et fait advenir le blockbuster à l’âge adulte.
Sergent Pepper