En 2024, la collection Rivages/noir approche de son quarantième anniversaire… Son fondateur, François Guérif, a choisi onze romans parmi les plus mille titres publiés : onze polars « iconiques » à redécouvrir absolument.
Remontons dans le temps… En 1986 pour être précis. Cette année-là, François Guérif, qui a déjà dirigé plusieurs collections littéraires dédiées au polar (Red Label, Fayard Noir, Engrenage International) devient directeur littéraire de Rivages/noir. Son objectif est double : publier les grands noms du polar américain que la Série Noire a fait découvrir aux lecteurs français mais dont certains titres restent inédits ; et, bien entendu, révéler de nouveaux talents, de nouvelles plumes. Et, si les premiers titres de la collection sont signés Charles Williams et Jim Thompson, la collection publie bientôt des romanciers qui vont rapidement s’imposer comme des auteurs majeurs : James Ellroy, James Lee Burke, Tony Hillerman, pour ne citer que trois auteurs que tout le monde connaît. Guérif enrichira vite son catalogue en publiant des Français (Pierre Siniac par exemple), mais aussi des Sud-Américains (le Mexicain Paco Ignacio Taibo II, le Cubain Daniel Chavarria), des Italiens (Giorgio Scerbanenco), etc.
Rivages/Noir est ainsi devenue une collection de référence que tous les amoureux des « mauvais genres » apprécient à sa juste valeur. François Guérif, qui a dirigé la collection jusqu’en 2017, a toujours cherché à faire vivre ce catalogue en rééditant des titres phares ou en révélant des auteurs incontournables (Dennis Lehane, Andrée A. Michaud, Hervé Le Corre).
En cette année 2024, alors que la collection approche de son quarantième anniversaire, Jeanne Guyon et Valentin Baillehache, à la tête désormais de Rivages, ont demandé à François Guérif de choisir onze titres « iconiques », des romans qu’il apprécie tout particulièrement et qu’il souhaite faire découvrir ou redécouvrir. Chaque mois, Rivages rééditera ainsi des « coups de cœur » sélectionnés par Guérif, des livres « inclassables » ou « qui frappent au cœur », comme il l’écrit dans le bref texte qui précède chacune de ces rééditions.
Premier titre de cette série, La Bête contre les murs d’Edward Bunker est un chef d’œuvre du polar américain. Il faut dire que la vie même de Bunker est digne d’un roman noir. En 1957, âge de 17 ans, Bunker devient le plus jeune détenu de la prison de San Quentin, réputée comme l’une des plus dures des États-Unis. Il s’en évadera deux fois… Pendant des années, Bunker connaîtra de courtes périodes de liberté au cours desquelles il ne parviendra jamais à se réinsérer. Il retournera donc plusieurs fois derrière les barreaux où il finira par trouver une forme de rédemption grâce à l’écriture. Fortement inspiré par son expérience personnelle, La Bête contre les murs paraît en 1977 et raconte l’histoire de Ron, un fils de bonne famille, incarcéré à San Quentin pour trafic de drogues. Il y découvre l’enfer, littéralement, une jungle où n’existe qu’une seule la loi : celle des plus forts. Entre désespoir et terreur, le récit raconte cette expérience carcérale d’une justesse effrayante. Presque cinquante plus tard, le roman n’a pas pris une ride et, en le relisant, on comprend aisément pourquoi Guérif a choisi de commencer par celui-ci. L’écriture y est sèche, aride même. Chaque mot semble avoir été soigneusement pesé pour retranscrire sans le moindre atermoiement cette histoire faite de violence, de brutalité mais aussi d’amitié.
La Bête contre les murs est donc bien un chef d’œuvre, sans doute l’un des plus grands livres sur la prison. D’autres romans suivront, et Bunker deviendra un auteur culte, vénéré par ses pairs, James Ellroy notamment. C’est d’ailleurs l’auteur du Dahlia noir qui conseillera à Guérif de traduire Bunker en français. Cette reconnaissance lui ouvrira même les portes du cinéma. Il interprètera souvent des seconds rôles (c’est lui le Mr Blue de Reservoir Dogs) ou jouera les conseillers techniques (pour Heat de Michael Mann notamment). On ne peut donc que saluer cette très belle réédition qui, on l’espère, permettra à de nouveaux lecteurs de découvrir l’œuvre d’Edward Bunker.
Sans doute trop mal connue également, l’œuvre de l’Américain Marc Behm mérite elle aussi d’être à nouveau mise en avant. A côté de la plaque, deuxième volume de ces « iconiques », est sans doute l’un des livres les plus singuliers du catalogue Rivages, un polar baroque, atypique et bourré d’humour noir.
Le personnage, Patrick Nelson, est un garagiste oisif et millionnaire. Ses parents sont morts dans un accident d’avion alors qu’il n’avait que 13 ans et Patrick a hérité du garage familial et des « énormes indemnités » versées par la compagnie aérienne. Insomniaque, Patrick tente d’échapper au réel par la lecture et par l’imagination : il se rêve ainsi en héros d’aventures farfelues retranscrites ici entre deux chapitres qui racontent son quotidien. Cet équilibre précaire, entre fiction et réalité, va commencer à vaciller lorsque Patrick décide de faire croire à la police qu’il est le tueur en série qui terrorise Los Angeles. Son objectif ? Être remarqué par Jenny, la femme flic chargée de l’enquête et dont il est tombé amoureux.
Baroque, étrange, original, A côté de la plaque est un polar inclassable qui pastiche et détourne les codes du genre tout en s’interrogeant sur les pouvoirs de l’imagination et les limites de la fiction. François Guérif l’a souvent dit : il n’a jamais publié un livre qu’il n’aimait pas. En ce sens, selon lui, tous les Rivages/noir sont « iconiques ». Sans doute… Ce qui est certain, c’est que ce roman de Marc Behm est lui aussi un chef d’œuvre qui échappe à toutes les tentatives de classification. Choisir ce titre juste après celui d’Edward Bunker, c’est aussi la meilleure façon d’illustrer l’incroyable richesse du catalogue de cette collection si précieuse.
La suite ? Retour après la nuit du Gallois Bill James. Sontégalement annoncés James Lee Burke et son recueil de nouvelles Jésus prend la mer, et le méconnu Jack O’Connell, décédé en début d’année. Son roman Porno Palace sera réédité en mai et ce sera à nouveau l’occasion de suivre les merveilleux conseils de François Guérif.
Grégory Seyer