L’Île noire est une aventure de Tintin dont il n’existe pas moins de trois versions différentes, ce qui permet d’intéressantes comparaisons. C’est néanmoins un album un peu mineur au sein de l’œuvre colossale d’Hergé.
Alors qu’il se promène dans la campagne, Tintin voit un avion de tourisme visiblement en difficulté faire un atterrissage forcé dans un champ. Alors qu’il s’approche pour s’offrir son aide, l’un des deux occupants de l’avion lui tire dessus. Et voici Tintin au sol, inanimé… C’est le début dramatique d’une aventure qui va amener Tintin de l’autre côté de la Manche, jusqu’à une île sinistre où résiderait, d’après les superstitions locales un monstre terrifiant…
L’Île Noire a une place à part dans mon enfance : alors que j’avais « hérité » (de qui, je ne sais plus…) d’une collection quasi complète des Tintin et Milou publiés à l’époque – on était à la moitié des années 60 -, cet album, ô horreur, n’y figurait pas ! J’ai donc attendu quelques années en bavant devant la superbe couverture de la réédition (celle avec Tintin – vêtu d’une tenue écossaise ! – et Milou découvrant la sinistre île noire depuis leur barque) qui laissait présager une aventure « gothique » lourde de sens. Je fus un peu surpris (déçu ?) en lisant enfin ce livre tant désiré par la relative neutralité de la longue course poursuite précédant cette fameuse arrivée, à travers le plat pays flamand, puis une campagne plus anglaise que réellement écossaise… Même si le long combat final dans le château entre Tintin et les faux monnayeurs, avec un maxi-gorille (ou un mini-King Kong, comme on veut) au milieu, m’avait paru des plus réjouissants.
Découvrir par la suite la version « originale » – mais colorisée – permet de réévaluer cet album certainement un peu mineur au sein de l’œuvre d’Hergé : mieux aimée par les aficionados, cette première version bénéficie en effet d’une rondeur, d’un dynamisme, d’une vitalité, qui se verront un peu dilués dans les versions ultérieures (datant de 1943 et de 1966), plus parfaites techniquement, mais plus froides. Car, eh oui, il y a eu pas moins de trois versions différentes de L’Île Noire : est-ce le signe d’une certaine insatisfaction d’Hergé vis à vis de sa création ? On explique plutôt que la dernière version, celle de 1966, ne fut réalisée qu’à des fins bassement commerciales, s’agissant, à la demande des éditeurs britanniques, de rendre la description de la Grande-Bretagne plus acceptable pour les lecteurs d’Outre-Manche…
Si les péripéties qu’affronte un Tintin en perpétuel mouvement (en perpétuelle fuite ?) renvoient aux premières aventures du petit reporter, et que, du coup, certaines d’entre elles, peu vraisemblables, commencent à être usées, il y a heureusement assez d’originalité pour sauver l’album : les multiples chutes, blessures et accidents de notre héros (envoyé par deux fois à l’hôpital !), l’alcoolisme de Milou, qui se fera battre (!) par son maître, les acrobaties aériennes des Dupondt, le long gag des pompiers à la poursuite de la clé de leur garage, tout cela fait de L’Île Noire un petit plaisir un peu régressif, qui pallie largement à un imaginaire beaucoup plus riquiqui (moins exotique aussi ?) qu’à l’habitude. Et puis il y a quelque chose de réellement « hitchcockien » dans cette histoire d’un homme (et de son chien) traversant, souvent à pied, la campagne britannique à la recherche de criminels : le film d’espionnage de Hitchcock, les 39 marches, d’après John Buchan, au sujet assez comparable, était sorti sur les écrans en 1935, et a clairement servi d’inspiration générale à Hergé…
Pour conclure, faisons – comme tout le monde l’a fait – la triste constatation que, après s’être attaqué au bolchévisme, au capitalisme, à l’impérialisme japonais et au chaos sud-américain, il est dommage que Hergé n’ait pas dirigé ses canons plus directement – et clairement – contre le national-socialisme dont la menace se faisait terriblement concrète : on sait que cette histoire est inspirée d’un fait réel de fabrication de fausse monnaie commanditée par le IIIe Reich, et il est vrai que le « grand méchant » de L’Île Noire est allemand… mais c’est quand même bien peu !
Eric Debarnot