En réponse aux excès ridicules de la culpabilité de la bonne société blanche vis à vis de la population afro-américaine, le débutant Cord Jefferson lance une tragi-comédie mordante, American Fiction, qui appuie là où ça fait mal. Un film revigorant !
En 1946, Boris Vian, n’arrivant pas à trouver le succès en dépit de son talent reconnu par ses pairs, écrivait J’irai cracher sur vos tombes, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, un soi-disant jeune écrivain noir-américain recherché dans son pays. Le livre fut un gros succès de librairie, du fait du scandale créé par sa violence qui choqua la France de l’époque, et fut ensuite adapté au cinéma. Malheureusement pour Vian, qui refusait d’admettre qu’il était bel et bien l’auteur du livre, il fut traîné devant les tribunaux durant des années par les ligues de bienséance outragées. La plaisanterie, imaginée sur un coup de tête dans une discussion avec un ami, s’était transformée en une véritable malédiction…
Il est difficile d’imaginer que Percival Everett, l’auteur du livre Effacement (Erasure) dont American Fiction est l’adaptation ne se soit pas inspiré de cette « histoire vraie », tant ce que nous raconte le film résonne avec les déboires de Boris Vian. Ici, Thelonious ‘Monk’ Ellison, écrivain « sérieux » et talentueux, mais connaissant échec après échec au point de voir son dernier manuscrit rejeté par les éditeurs, écrit sur un coup de rage (provoqué par le spectacle du succès disproportionné de livres « exploitant » les clichés de la misère de la population afro-américaine) un « My Pafology » provocateur – plus tard rebaptisé « Fuck » – qui va exciter au plus haut point les sphères blanches et aisées de la littérature US. L’énorme succès qui va suivre, et la proposition d’une adaptation de son livre – signé sous un pseudonyme par ce qui est censé être un délinquant poursuivi par la police – vont plonger Thelonious dans une situation moralement et physiquement inextricable, qui ne pourra que mal se terminer (ou pas ?).
L’ouverture de American Fiction est épatante. On y voit un professeur d’université, Thelonious Ellison (Jeffrey Wright, formidable de subtilité comme toujours), renvoyé parce qu’il n’a pas pris en considération les plaintes d’une étudiante (blanche) offensée par l’utilisation historique du mot « nigger » dans la littérature du Sud des Etats-Unis. On se réjouit à l’avance de voir un pamphlet contre les excès d’un wokisme basé sur la volonté de n’offenser personne… Mais American Fiction prend – et c’est sans doute plus intelligent, plus riche au niveau de la réflexion que le scénario de Cord Jefferson sous-tend – un virage, et se concentre sur le fait que l’auto-flagellation actuelle de la bonne société blanche US, par rapport à la situation sociale et économique des afro-américains défavorisés, conduit à la création d’autres stéréotypes, tout aussi réducteurs. La colère de Thelonious, assortie d’une jalousie médiocre d’écrivain sans succès, se base sur son rejet de ce qu’il considère, sans doute à juste titre, comme une nouvelle manière de priver les Afro-Américains de leur liberté. Tout en se moquant, bien entendu, de la profonde bêtise de ce nouveau snobisme artistique des blancs.
Tout cela est profondément réjouissant, et donnera lieu à des scènes amusantes (par exemple quand Thelonious incarne l’imaginaire Stagg R. Leigh / Stagger Lee) ou des débats brillants entre Thelonious et ses collègues écrivains… même si la satire sera forcément plus pertinente de l’autre côté de l’Atlantique (chez nous, on n’en est pas – encore ? – arrivé à ce niveau de bêtise !). Le problème de American Fiction est que le scénario développe une seconde ligne narrative, autour du retour de Thelonious dans sa famille à Boston, alors que sa mère se découvre atteinte d’Alzheimer : cette fiction assez classique des déchirements familiaux, assortie qui plus est d’une romance sentimentale dont on se serait bien passé, n’a finalement que pour effet de noyer le sujet principal du film, et de diluer son humour corrosif.
Et puis, il y a cette fin, « méta » en quelque sorte, qui, en mélangeant second degré et volonté de ne pas réellement conclure, s’apparente à une fuite. Il aurait été plus logique, et sans doute plus cruel, de répliquer justement ici le déshonneur et la ruine que connut Vian suite à sa supercherie. Mais quelque part, surtout pour un film qui s’est découvert soudainement dans la course pour les Oscars, le cinéma US a du mal à ne pas sacrifier au stéréotype du happy end.
Eric Debarnot