Ce flamboyant diptyque coloré — et haut en couleurs — nous mène dans les pas d’un groupe de pèlerins bien particuliers sur le chemin de Jérusalem : tous sont des fantômes qui ne veulent plus être des fantômes ! Bien plus que la narration, c’est le graphisme prodigieux d’Alexander Utkin qui est remarquable.
Jérusalem, en l’an de grâce 1271. Une mystérieuse troupe débarque dans la ville sainte, inspirant la méfiance de la population et composée d’un écuyer casqué et en armure, d’un nain belliqueux, d’une séduisante archère, d’une sorcière au visage noir comme la suie, d’un magnifique cheval blanc, d’un perroquet difforme et d’un chat à une dimension. Leur point commun ? Tous sont des fantômes frappés d’une malédiction ! Leur but ? Rencontrer le moine qui les délivrerait de leur sort, en échange d’une importante somme d’argent. Seule condition : l’argent doit avoir été gagné honnêtement, ce qui n’ira pas sans poser quelques problèmes à nos héros, qui sont loin d’être des enfants de chœur…
On ne présente plus Stephen Desberg, scénariste prolifique de séries à succès, dont Le Scorpion, I.R.$., Black Op, L’Étoile du désert… The Ex-People, un diptyque dont le second volet vient de paraître, ne rencontrera peut-être pas le même succès que les titres précités, mais il était impossible de passer à côté d’une œuvre impliquant Alexander Utkin au dessin. Pour rappel, Utkin est l’auteur qui avait ébloui la critique il y a quatre ans avec Le Roi des oiseaux, un conte magnifique en bande dessinée. On peut ajouter que celui-ci, d’origine russe, a d’autres cordes à son arc puisqu’il est également designer et musicien.
The Ex-People est également un conte, dans lequel on pénètre avec un bonheur inégalé. Le scénario de Desberg est fluide et tous les ingrédients du genre sont présents, avec cette caractéristique qui ramène à l’enfance, à l’âge où l’imagination fait du merveilleux un univers infini et active parallèlement de délicieuses terreurs primitives, celles qu’on adore se raconter avant de dormir en frissonnant sous la couette protectrice.
Comme pour Le Roi des oiseaux, Alexander Utkin a su retranscrire avec ses pinceaux la féérie du récit, et ils ont assurément quelque chose de magique, ces pinceaux ! Certains ne manqueront pas de juger le trait un peu naïf, qui défie les proportions et semble parfois grossier. Blaise, l’écuyer casqué, a une tête bien trop petite (ce qui néanmoins est logique puisqu’il n’a jamais pu retirer son casque depuis l’enfance) par rapport au corps, et ses membres sont bien trop longs. Et pourtant, cela n’est aucunement gênant puisque clairement c’est un parti pris de l’artiste, qui lui permet d’amplifier le mouvement et confère un certain dynamisme à la narration. Que l’on apprécie ou pas, tout cela est largement contrebalancé par une palette de couleurs tout à fait unique, qui nous avait déjà époustouflés dans Le Roi des oiseaux. On aimerait savoir combien de temps Utkin passe à rechercher la bonne nuance de tonalité, mais on aurait presque l’impression que ses champs chromatiques sont infinis ! De plus, des couleurs très diverses sont juxtaposées de façon très harmonieuse. Ce chamarrage original et surprenant explose dans la rétine et émerveille l’âme.
Du point de vue de la narration, le premier volet est très bien mené, expliquant ce qui a conduit ces fantômes parias à s’unir sous la houlette de Blaise et Gertrude pour entreprendre une croisade vers Jérusalem, où ils pourraient trouver un moyen de se défaire du sortilège qui les accable. On pourra toutefois regretter un certain essoufflement en seconde partie et une fin un peu confuse, ainsi qu’une légère incohérence qui voit Pervenche l’archère affectée comme ses compagnons d’une malédiction, mais une malédiction très particulière qui menace de la tuer – moi qui pensais que les fantômes ne pouvaient pas mourir une seconde fois, serais-je un peu tatillon du conte ? Bref, cela n’est pas non plus si gênant, mais même si le registre fantastique autorise toutes les libertés, on aurait aimé avoir plus d’éclaircissement sur cet aspect du récit, celui-ci s’avérant en fin de compte assez vain.
Globalement, The Ex-People s’avère tout de même une lecture très agréable, en particulier grâce au dessin splendide qui reste le gros point fort de cet album, à qui il manque un petit plus narratif et un fond plus consistant pour en faire un conte inoubliable. Quoiqu’il en soit, Alexander Utkin demeure sans conteste un auteur à suivre.
Laurent Proudhon