Alors que le nouveau millénaire pointe son nez, Bowie décide de faire sienne la maxime d’Alain Barrière consistant à n’être « qu’un homme, rien qu’un homme ! ». 1999 est l’heure de ‘hours…’, tout simplement, et il n’est pas interdit de regarder sa montre.
Au printemps 1998, Bowie vend sa résidence en Suisse pour déménager aux Bermudes. Il se consacre pleinement à l’élaboration de sa plateforme web, BowieNet. En fin d’année, il est choisi pour superviser la bande-son du jeu vidéo Omikron: The Nomad Soul, coiffant au poteau Massive Attack, Björk et Archive. Il retrouve Reeves Gabrels en studio au mois de mars 1999. La paire ébauche des chansons et convie des musiciens pour finaliser les enregistrements. La batterie est confiée à Mike Levesque, même si Sterling Campbell contribue à quelques titres. Mark Plati s’occupe des basses, ajoute des guitares et des synthés. D’autres noms (Chris Haskett, Holly Palmer, Marcus Salisbury, Everett Bradley) s’ajoutent à la liste pour des contributions ponctuelles. L’ambiance des sessions est très détendue, même si Bowie et Gabrels peinent à s’accorder sur une direction artistique. Le guitariste veut poursuivre dans la veine d’Earthling, pour créer une évolution similaire à celle de Ziggy et Aladdin Sane. Bowie cherche l’épure et s’applique à chanter de la façon la plus naturaliste possible, écartant plusieurs des titres favoris de Gabrels. Ce dernier exprimera plus tard ses regrets quant au potentiel d’un album qu’il voulait « plus proche de Diamond Dogs ». En effet.
Sur son nouveau site, Bowie lance un concours pour permettre à un fan de co-signer les paroles d’une chanson. Le gagnant est un Américain nommé Alex Grant, qui fera également quelques chœurs sur What’s Really Happening? L’album est achevé pour l’été et officiellement rendu disponible en téléchargement sur BowieNet le 21 septembre, avant une édition physique chez Virgin le 4 octobre. La démarche d’une sortie dématérialisée place Bowie parmi les pionniers de cette pratique. Interrogé sur le sujet par la BBC, sa réponse est lourde de prescience. « Je pense que nous avons à peine aperçu le sommet de l’iceberg. Le potentiel sociétal d’internet, en bon et en mauvais, est inimaginable. Nous sommes à l’aube de quelque chose de grisant et terrifiant à la fois, qui va chambouler nos conceptions des médiums. » Vous avez dit prophétique ?
Thursday’s Child ouvre l’album avec une certaine élégance, mais exemplifie un programme dont les limites seront évidentes sur plusieurs autres chansons. La batterie de Mike Levesque est d’une platitude embarrassante, inerte comme une mauvaise boîte à rythme r&b des années quatre-vingt-dix. La cadence est impavide, flegmatique, et la musique semble s’interdir d’être aventureuse. Les cinq premiers titres de l’album sont groupés en dépit du bon sens, dans la mesure où ils sont globalement construits sur la même allure, renforçant un sentiment de monotonie. Something In The Air est à peine moins nonchalante, avec quelques changements d’accords intéressants sur son refrain. Le son de Survive est propre, très propre, trop propre. Les réminiscences mélancoliques du texte sont touchantes, mais la musique manque cruellement d’un souffle, d’une fantaisie qui donnerait corps aux mots. If I’m Dreaming My Life propose une légère amélioration. La théâtralité des harmonies vocales est bienvenue, et le tempo passe enfin la seconde pour quelques sections plus énergiques. La composition est longue (sept minutes, tout de même) au regard ce qu’elle propose, mais son outro dramatique est un sympathique bouquet final. Un bon point, en somme.
Seven coche le cahier des charges. Bowie chante joliment, sans qu’on parvienne à chasser l’impression qu’il opère en sous-régime. Les guitares, acoustiques et électriques, sont quant à elles très transparentes, n’offrant guère de substance à laquelle se raccrocher. La chanson s’écoule et s’achève de la manière dont elle a commencé, sans jamais avoir donné la sensation de vouloir sortir des clous. What’s Really Happening? met l’accent sur l’électricité tout en demeurant parfaitement sage. Gabrels a beau triturer ses solos comme dans Tin Machine, on a envie de répondre au titre de la chanson en arguant qu’il ne se passe pas grand-chose, malheureusement. Les riffs hard rock de The Pretty Things Are Going To Hell ont le mérite de faire changer l’ambiance malgré leur manque total de panache. Le titre en référence aux Stooges n’est pas à l’avantage de cette chanson. Gabrels alterne entre pilonnage monolithique et un numéro de Chuck Berry métal sur les solos, un mariage des genres et des époques qui sonne immédiatement ringard. Pour ne rien arranger, la section rythmique est poussive, avec une batterie en pilotage automatique qui oblitère toute nuance. En revanche, New Angels of Promise est réussie, dans un registre proche d’Outside même si sa noirceur est fortement diluée. L’ajout du mellotron sur le thème principal est une touche de couleur presque fluorescente dans la grisaille environnante. Les harmonies vocales génèrent une belle tension et l’on en vient à regretter que cette esthétique sonore n’ait pas guidé le reste de l’album. En outre, c’est l’un des titres avec Sterling Campbell à la batterie, pour une performance bien plus dynamique que celles de Levesque.
Les deux minutes instrumentales de Brilliant Adventure font du pied à Moss Garden et s’efforcent de coller à l’ambiance d’Omikron. La dernière chanson, The Dreamers, s’avère une agréable surprise. Les nappes synthétiques sont judicieusement employées, les mélodies sont à peu près mémorables et la batterie de Campbell confère à l’ensemble un regain de vivacité, achevant l’écoute sur un sentiment vaguement positif.
Précisons que les bonus de l’édition augmentée comprennent quatre chansons qui ne méritaient pas de rester sur la touche. Avec ses riffs anguleux et ses voix bidouillées, 1917 aurait pu tenir compagnie à New Angels Of Promise. We Shall Go To Town s’essaie à une atmosphère jazzy, sur laquelle Bowie croone avec une morgue tout à fait convaincante. We All Go Through aurait pu donner un joli single, avec ses harmonies et ses carillons d’arpèges qui lorgnent vers les sixties. Les synthés de No-one Calls avaient quant à eux de quoi offrir une bouffée de folie à un album très lisse. La plupart des chansons incluses sur ‘hours…’ font pâle figure à côté de ces quatre compositions qui, sans être renversantes, arborent des couleurs plus hardies, proches de l’héritage cyberpunk d’Outside. On se demande véritablement ce qui a pu pousser Bowie à délaisser ces titres pour retenir des compositions bien plus timides sur le plan formel, faisant de ‘hours…’ son opus le moins marquant de la décennie quatre-vingt-dix. Frustré, Gabrels, se recentrera sur sa carrière solo avant de rejoindre The Cure en 2012. Au moment de rédiger cet article, le groupe n’a pas encore publié d’album avec sa participation.
Mattias Frances
Clairement les bonus sont très bien foutus comme cette chronique le relate fort bien. Je ne comprends pas leur mise à l’écart (comme After Todat sur Young Americans). Bowie ronronne en mode diesel. Seven et Survive sont deux frères siamois façon DuponT et DuponD. Après les expérimentations Outside et Earthling bien aventureuses, Bowie se la coule douce en mode pépère. Réveillez moi pour le prochain album..C’est lisse et ça lasse. Bon clairement son duo avec Placebo sur Without You I’m Nothing est clairement la bonne surprise de l’année.
Sans être un fan absolu de Gabrels, je peux comprendre qu’il ait gardé Hours en travers du gosier. Les chansons évincées étaient apparemment des titres auxquels il tenait beaucoup, et leur inclusion sur l’album en aurait grandement dynamisé le rendu. Personnellement, je n’écoute jamais Hours sans les bonus, ça me permet de ne pas avoir l’impression d’avoir majoritairement perdu mon temps.
Petit ajout: Bowie réussit donc une fois de plus à avoir un morceau d’un de ses albums mineurs en BO d’un film qui fait du bruit. Time will crawl était déjà présent sur une des meilleures scènes des Amants du Pont Neuf. Cette fois, Something in the air se retrouve en générique de fin de Memento. Faute de thunes pour acheter les droits de Paranoid Android. Mais bon, un peu comme pour Donnie Darko (où Never tear us apart était prévu à la place de The Killing Moon), la volonté de faire des économies fut bonne cionseillère : je suis incapable d’imaginer le morceau de Radiohead à la place. Bowie sera ensuite Nikola Tesla dans Le Prestige.
Cette moustache !
En tous cas cette chronique met les pieds dans les plats en annonçant l’air de rien le proche départ surprise de Gabrels, l’un des rares collaborateurs à avoir largué Bowie en rase campagne. Ca a du le défriser sévère ce cher David habitué à planter sans vergogne ses petits camarades ! Visconti et Kizilcay peuvent témoigner de la froide exécution du bonhomme quand il voulait changer de direction musicale. Gabrels aura eu le mérite d’accompagner Bowie dans ses prises de risques très électriques sans compter ses coups. Quitter une telle situation de rente confortable en partie pour des considérations artistiques (et autres certainement : tensions avec l’entourage de Bowie ? question de crédits et de droits sur certains chansons ? « sordid détails following »…), c’est quand même la classe. Je lui reconnais cette intégrité.
Tout à fait d’accord. J’ai mes réserves sur son jeu de guitare et sur certains travaux ultérieurs, comme son remake de Never Let Me Down en 2018 (il n’était pas sur l’album d’origine et sa version ne rend pas les chansons beaucoup plus présentables), mais il est exact qu’il a toujours fait preuve d’intégrité dans ses choix de carrière.
Imagine-t-on Ziggy Stardust ou le Thin White Duke avec un tel appendice pileux ? Néanmoins le rôle du magicien électrique et expérimentateur de génie colle bien à sa carrière.
Moustache to Ashes ^^
J’ai vraiment découvert Bowie à l’époque de Reality, du haut de mes 17 ans et par réaction assez basique, j’ai préféré chercher dans ses disques les plus récents avant cet album pour creuser cet intérêt. Ainsi, avec le best of sorti durant cette période et Reality, Hours est l’album de Bowie que j’ai le plus écouté adolescent. Qu’est ce que j’ai pu me passer en boucle le clip de Thursdays’s Child sur le dvd best of avant d’avoir le cd (le streaming était encore loin…) ! Bien que j’ai conscience que pour beaucoup de fans, ce n’est pas la meilleure période de Bowie (hormis Heathen mais que j’ai découvert beaucoup beaucoup plus tard), elle aura toujours une place particulière pour moi. Certes plus de 20 ans après et après avoir découvert la quasi totalité de la discographie de Bowie, je me rends bien compte que ce Hours peut souffrir de certaines comparaisons mais pour moi, du haut de mes 17 ans à l’époque, un album d’un jeune quinquagénaire a su me toucher et m’envouter (j’ai toujours pensé que j’avais une vieille âme… !), avec une mention particulière pour les très mélodiques Thursday’s Child et Survive qui sont des chansons que j’apprécie encore beaucoup aujourd’hui, et avec une toute nouvelle grille de lecture des textes, ce qui en apporte une nouvelle appréciation. Alors oui, après la claque Outside et l’aventureux Earthling (avec lequel j’ai pour le moment un peu de mal…), Hours semble revenir à quelque chose de plus calme, plus assagi, plus « ronronnant » pour ses détracteurs. Pour moi, cet album est un des « premiers » et aura toujours une place à part. Et au delà de cet aspect sentimental qui m’est propre, je trouve pour le coup très audacieux pour Bowie de revenir avec un album aussi intimiste et introspectif (notamment au niveau des textes qui font probablement parti des plus « intimes » de Bowie), et même si tous les textes ne s’appliquent pas forcément à sa vie, il en résulte je pense une certaine mise à nue qui était jusque là très rare chez lui et qui trouvera je trouve son point culminant chez son illustre successeur : Heathen (et bien sûr beaucoup plus tard dans Black Star). Hours, malgré sa certaine léthargie ouvre selon moi le dernier chapitre de la carrière de Bowie, beaucoup moins en prise avec les artifices et les apparences mais tout aussi gracieux.
@Gauthier
Même si mon appréciation de l’album diffère de la votre, je suis tout à fait d’accord avec vous sur cette notion de « mise à nue ». Il est effectivement rare d’entendre Bowie se livrer de façon aussi transparente et naturaliste (pour peu que cela veuille dire quelque chose quand on parle de lui). J’aime moi aussi énormément Heathen, qui réussit là où Hours peine terriblement à m’emporter. Je pense que l’écart est aussi dû à des changements de collaborateurs. Gabrels est un guitariste foncièrement « électrique », dont le jeu n’est pas à son avantage sur les titres majoritairement apaisés de Hours. Heathen marque le retour de Visconti à la production et vieillit très bien d’un point de vue purement sonore. Les deux albums partagent des points communs dans leurs velléités stylistiques, mais leurs mises en pratique diffèrent notablement. En comparaison, l’esthétique de Hours est plus datée, plus « quelconque », mais contribue à cette sensation intimiste que vous décrivez si bien. Je suis également en accord avec vous sur la fin de carrière de Bowie, qui prouve qu’il sait rester gracieux sans systématiquement chercher la théâtralité. Je pense notamment à Reality qui, sans être aussi homogène que Heathen, fait preuve d’un enthousiasme communicatif qui sera palpable lors de la tournée qui suivra.
Merci à vous pour votre commentaire :)
Merci pour ce texte qui relate bel et bien le dernier tournant de Bowie à la fin des années 90. Après avoir bien calmé son monde en claquant Outside et Earthling, retrouvant au passage sa crédibilité d’outsider imprévisible, Bowie, l’âge venant, se fait plus introspectif et intime, calme en somme. Dans le registre, ‘hours’ joue cependant petit pied en comparaison de Heathen bien plus majestueux et convaincant sur les meilleurs titres. La prochaine chronique d’un concert de la tournée promotionnelle de 99 ne fait que confirmer ce virage assumé de Bowie désormais plus caressant et moins surprenant.
@Charlie
Il est vrai que Heathen semble avoir concrétisé certaines des ambitions de Hours avec bien plus d’éclat. Dans l’ensemble, j’ai la sensation que Hours aurait gagné à être supervisé par un producteur, afin de donner plus d’ambition au rendu des chansons. Ce sera justement le cas sur Heathen, où Visconti reprendra du service.