Même si l’on a toujours adoré la rage déployée par les Meatbodies, toutes guitares en avant, on savait que Chad Ubovich avait des ambitions plus élevées que d’être un autre groupe brillant de la scène psyché californienne. Avec cet impressionnant Flora Ocean Tiger Bloom, Meatbodies font un grand pas en avant vers l’immortalité.
Lorsque nous l’avions rencontré à la veille de son passage à Petit Bain, Chad Ubovich nous avait confié que son rêve pour Meatbodies était que le groupe devienne un nouveau Grateful Dead : pas forcément le genre de référence, imprégnée de patchouli hippie, qu’on attendait d’un musicien faisant partie de la scène californienne psyché gravitant autour de Ty Segall, qui plus est membre des forcenés de Fuzz. Mais on pouvait comprendre que Meatbodies ne souhaitaient pas se contenter éternellement d’une image de groupe garage efficace, et élargiraient leur spectre. Et ce passage à une vitesse supérieure, ou plutôt cette montée d’un niveau en termes d’ambitions – et, disons-le tout de suite – de réussite musicale, est déjà sensible avec ce Flora Ocean Tiger Bloom, un copieux nouvel album dont la durée frôle une heure et qui aligne les titres en cinémascope. Mais un cinémascope toujours coloré par un psychédélisme pop, nourri de mélodies plus présentes, plus accrocheuses aussi qu’auparavant. Disons-le bien clairement, Flora Ocean Tiger Bloom est la réussite indiscutable après laquelle court Ty Segall ces dernières années sans plus savoir comment l’atteindre.
La double introduction constituée par les six minutes de The Assignment suivies des six autres minutes de Hole marquent immédiatement le territoire parcouru par Meatbodies sur ce nouvel album : un mélange très convaincant d’atmosphères planantes et de riffs lourds imprégnés de fuzz (la référence qu’Ubovich fait à Spacemen 3 dans les notes de pochette de l’album est donc tout sauf surprenante), avec pour objectif – et là on revient au Grateful Dead – de faire « voyager » l’auditeur, de « l’élever », au moins temporairement, vers un autre niveau de « conscience ». Le retour des hippies ? Pas exactement, car Meatbodies n’ont pas totalement rangé l’artillerie lourde et ils savent encore occasionnellement faire parler la poudre, comme par exemple sur le pourtant complexe They Came Down.
Mais la suite, un enchaînement de perles pop sucrées (pas si loin de ce que font de l’autre côté de l’Atlantique les gandins de Temples, en plus puissant, voire plus « anthémique », comme on dit), ne nous prépare pas à un morceau aussi monstrueux que Move, les sept minutes centrales de l’album : la noirceur des paroles, la formule musicale très « motorik » qui se prête à un long délire obsessionnel pouvant rappeler les performances hantées d’un Jeffrey Lee Pierce, la brève conclusion enragée font de Move un titre majeur, qu’on a hâte de voir interprété sur scène.
Plus loin, Criminal Minds, avec son « He’s just a normal average man » (Il n’est qu’un homme ordinaire, moyen) fait étonnamment écho aux compositions de Ray Davies de la fin des années 60. ICNNVR2, qu’on imagine d’abord planer largement dans les brumes d’un psychédélisme presque béat, prend un virage saisissant lors que les cuivres déboulent, nous projetant dans une atmosphère free jazz, obsessionnelle et furieuse, qui évoque évidemment la seconde face du Fun House des Stooges (un album qui (re)devient une référence centrale pour les musiciens les plus créatifs de notre époque…). Le long final de près de sept minutes de Gate est un parfait résumé de l’album, démarrant dans les vapeurs d’acide de (Return of) Ecstasy avant de balayer le territoire de Osees, tout en rappelant l’importance d’une bonne mélodie dans la formule gagnante.
Le temps dira si Flora Ocean Tiger Bloom est la première étape de l’accession de Meatbodies à un statut de pilier intemporel de la musique psyché, ce courant qui, dans ses meilleures réalisations, sait conjuguer comme nul autre une grande noirceur thématique avec une formidable luminosité musicale. Ou s’il ne s’agit QUE du genre de sommet musical qu’on n’atteint qu’une fois dans sa carrière. Dans les deux cas, nous sommes preneurs.
Eric Debarnot