Le plus décomplexé des enfants terribles australiens livre un album hétérogène dont les singles s’avèrent particulièrement jouissifs, renforçant encore notre attachement à un personnage que l’on continuera à suivre de près, surtout en sachant qu’il est capable de mieux faire.
Pour quiconque aime manier les mots, Kirin J Callinan est un sujet d’écriture stimulant. Étrange, cru, touchant, drôle, tragique, agaçant, excentrique, rusé, crétin, trublion, trouble-fête, troll, rock, pop, avant-garde, punk, australien… Il échappe aux étiquettes pour collectionner les paradoxes, poussant la critique à inventer un langage pour aborder son travail. Fils de Brendan Callinan, claviériste de The Radiators, Kirin traîne un cv improbable. Pote de Jack Ladder et Alex Cameron, sideman pour Mark Ronson, acteur pour Jane Campion, membre fondateur de Mercy Arms et Lost Valentinos, Kirin est un grand provocateur qui semble se foutre royalement d’être ou non une rock star. Or, en dépit de cette désinvolture apparente, il est ce que les vingt dernières années ont offert de plus proche d’un jeune Iggy Pop. Torse nu quand on l’oblige à porter des vêtements, doté d’un baryton aussi sensuel que menaçant, Kirin est le chien fou de son époque. Sceptiquement masculin, consciemment queer, il a placé la mise à nue (littérale et figurative) au centre de son œuvre pour examiner son intériorité. À l’heure où la fluidité des genres est un véritable sujet de société, Kirin fait partie des artistes dont le travail se nourrit de ces questionnements.
En 2008, sa première production solo, Am I A Woman Yet?, annonçait une couleur qui passa inaperçu. Cinq ans plus tard, Embracism mettait les bouchées doubles et attirait enfin l’attention. Bravado, génial troisième album bardé d’invités, (citons entre autres, Weyes Blood, MacDeMarco, James Chance et Alex Cameron), lui permit en 2017 de toucher un public plus large, allant jusqu’à générer un meme avec la vidéo du single Big Enough, où Jimmy Barnes featurait en cowboy hurlant dans le ciel. Sur la pochette, Kirin se pissait littéralement sur la tronche. La vision s’avéra prémonitoire, puisque 2017 fut l’année d’un outrage à la pudeur sur le tapis rouge des Aria awards. En 2018, il vécut une overdose de kétamine, hallucinant un ascenseur vers l’au-delà et des tortues géantes contrôlant l’univers. Cette mauvaise pente finira par induire une importante remise en question, aboutissant en 2019 à un album de reprises intitulé Return To Center. Life Is Life côtoyait le Rise de PIL dans une sélection titres décalés et improbables, que Kirin utilisait pour formuler sa propre autocritique, et la mise en abîme de ses bavures. Le projet était de belle tenue, mais on attendait évidemment la prochaine fournée de compositions originales. En 2024, il est l’heure de voir ce que If I Could Sing a dans le ventre.
En entrée, Bread Of Love partage son pain entre boucles indus, guitares opératiques et interjections rappées. Ce serait une introduction bizarre pour n’importe quel autre album, mais elle est dans la moyenne des délires auxquels Kirin nous a habitués. Young Drunk Driver est un single tout trouvé, qui regroupe la plupart des choses que l’on aime chez lui. Un phrasé d’animal ambigu, un sujet mi-sordide mi-tendre, de l’amour, de la rage et des rythmes concassés en mode rafale. C’est prenant et sexy, tout en étant un excellent spot de prévention routière. En d’autres termes, faites l’amour, pas la conduite en état d’ébriété. (« Jeune automobiliste bourré, mon amour t’appartient, laisse-moi tes clés ! »). Anæmic Adonis est un exercice de funambulisme risqué, mais qui s’avère divertissant. Voyons voir. Pour la musique : tempo ska, guitare indus, boucles électro et cloches tubulaires. Le chant est autotuné, mais déclamé avec une verve punk qui met constamment en échec son traitement aseptisé. En résulte le son d’un robot en pleine montée d’hormones, un parti-pris qui pourrait lasser si le texte de la chanson n’était pas touchant de détresse, avec un refrain accrocheur à la simplicité pop instantanément évidente.
Au rayon des réussites éclatantes, il y a Eternally Hateful, génial single qui tape dans le mille à grands coups de boule, sans doute ce que Kirin a concocté de plus tubesque depuis Live Each Day. Il est vrai que le monde n’aura jamais assez de chansons basées sur un « bam-bam-bam-bam- boum-boum-boum-boum- bim-bim-bim-bim-bim-bim-bim-bim » (comprenez « la-la-la-la- mi-mi-mi-mi- si-si-si-si-si-si-si-si »). La composition va droit au but et Kirin livre une performance vocale impeccable. Il faut l’entendre partir d’un timbre disco punk androgyne, avant d’ouvrir les vannes sur un pré-refrain où l’imagine déchirer ses vêtements pour déclamer « eternally haaaaatefulllll » d’un air profondément réjoui. La vidéo est jubilatoire et, forcément, on en redemande. If I Could Sing et Crazier Idea dressent deux bilans complémentaires. La chanson-titre est joliment écrite et élégamment chantée, mais manque d’une colonne vertébrale qui la propulserait pour de bon vers les hauteurs. Au lieu de cela, les cinq minutes paraissent bizarrement étirées, à peine perturbées par des synthés pourtant bizarroïdes. À l’inverse, Crazier Idea est biscornue, alternant cassures rythmiques, virages en épingles et loopings intempestifs, mais garde la tête hors de l’eau grâce à une accroche mélodique d’une efficacité diabolique. Kirin chante superbement et la batterie est cordeau, encaissant chaque ornière comme un bolide tout-terrain. La jungle industrielles des guitares et les sursauts de synthés rappellent parfois les meilleures heures du Bowie des années 90.
Chop Chop est un gros délire sans ambages, où Kirin s’en donne à cœur joie dans son personnage de taré au grand cœur. Il chante avec douceur, murmure avec rage et nous invite chez lui, avant de nous conseiller d’amener « un seau et une serpillière ». C’est noté. Il ne s’agit pas de la composition la plus marquante de l’album, mais notre appréciation du personnage nous fait passer un bon moment. It’s The Truth est en revanche particulièrement mémorable, avec des synthés aux couleurs new wave qui s’accordent fort bien à la voix de Kirin. Retour aux bidouillages avec Untitled 8, deux minutes trente de synthés estourbis à la boîte à rythme. Un interlude, en somme, sans réel lien avec ce qui suivra, puisque My Little One est quasiment une berceuse, croonée dans un espace étroitement délimité entre Bowie et Scott Walker. Là encore, la voix de Kirin est proprement superbe, une masterclass de ce qu’Alex Turner semble viser avec un éclat bien moindre. On aurait toutefois aimer sentir l’instrumental décoller un peu plus derrière sa composition certes soignée. Même constat pour …In Absolutes et ses six minutes éthérées, joliment chantées, joliment grattées à la guitare, mais qui manquent d’un cap pour gonfler leur voilure ambitieuse. Ce n’est pas que l’équipée soit déplaisante, mais plus elle se fait longue, plus on cherche un sommet pour y planter un fanion triomphant. Un court instrumental, intitulé Disdain’s Not Dead, vient ensuite clore l’écoute. Sa gravité luminescente aurait été beaucoup plus percutante si elle avait justement été intégrée à la chanson précédente. La belle voix de Kirin est paradoxalement l’attrait le plus puissant de If I Could Sing. Mais quelle conjecture, Kirin, tu chantes parfaitement bien, voyons. On réécoutera longtemps tes singles, mais pas forcément le reste.
Mattias Frances