En sélection officielle au dernier FIBD, Dum Dum aurait peut-être pu décrocher le prix de l’audace s’il existait encore… Retour sur un ouvrage tout à fait étonnant, qui, tout en traitant d’une sombre période de l’Histoire, parvient à relier graduation millimétrique et poésie de façon poignante.
Berlin, 1930. Stanislaw Wojciechowski, d’origine polonaise, est pistonné par son oncle qui travaille dans le cabinet d’ingénieurs chargé d’électrifier le réseau de transports de la capitale allemande. Le jeune homme semble disposé à faire ce qu’on attend de lui, mais le traumatisme de la Grand guerre, lors de laquelle ses deux frères ont perdu la vie, reste vivace, même si la Pologne a retrouvé son indépendance. Avec cette fiction inspirée de témoignages, Lukasz Wojciechowski évoque, à travers son arrière-grand-père Stanislaw, les conséquences tragiques de cette guerre, sous une forme narrative inattendue, pour le moins originale.
Après son bluffant Soleil mécanique, Lukasz Wojciechowski nous revient avec un album de nouveau illustré à l’Autocad. Mais cette fois, c’est une histoire plus familiale qu’il va narrer puisqu’il s’est directement inspiré des récits de son grand-père, évoquant les souvenirs qu’il avait gardé de son géniteur, Stanislaw, qui en est ici le protagoniste principal. Bien sûr, l’effet de surprise est moins présent que sur le premier, mais d’un point de vue visuel, cela reste toujours étonnant. Autocad est un logiciel de dessin assisté que l’auteur, architecte de formation, a détourné de sa fonction première pour illustrer son récit. Ce qui reviendrait un peu à utiliser un robot-mixeur pour battre des œufs en neige. Une démarche qui rappelle beaucoup celle de Martin Panchaud avec sa Couleur des choses, publié chez le même éditeur et récompensé du fauve d’or à Angoulême l’an dernier.
Alors bien sûr, quand on feuillette, on peut avoir un mouvement de recul. Ces fines lignes droites hyper minimalistes, hyper millimétrées, ont un aspect froid et pas très engageant pour tout puriste de la bande dessinée, mais il ne faudrait surtout pas s’arrêter à ça, car cet album recèle bien d’autres qualités, notamment son graphisme original. Pour ceux qui ont lu Soleil mécanique, l’effet de surprise sera amoindri mais le parti pris reste toujours aussi fascinant par son audace confinant à la poésie, où les dessins froidement architecturaux, tendance art déco, semblent tisser une passerelle vers un art abstrait empreint d’émotion. On s’habitue très rapidement aux codes de lecture innovants, qui voient les phylactères ne faire qu’un avec les cases.
Pour contrebalancer cette « sécheresse » graphique, Wojciechowski réussit à produire un récit extrêmement accessible, profondément humain, à partir d’une histoire familiale tragique. Stanislaw, personnage en apparence insignifiant et docile alors qu’il vient d’être embauché par le bureau d’étude où bosse son oncle, est aussi le narrateur. Après le travail, il traine sa solitude dans les quartiers mal famés de Berlin. On le voit alors en proie à des accès de violence, lui le Polonais expatrié et confronté au racisme en pleine montée du nazisme, évoquée en filigrane dans l’histoire. Au fil des pages, le lecteur va découvrir que ces colères incontrôlables s’expliquent par un traumatisme profond et incurable remontant à l’enfance, et là selon l’expression consacrée, c’est la petite histoire dans la grande Histoire… avec des références explicites au Cabinet du docteur Caligari et au Golem deux films expressionnistes allemands de 1920 exerçant une grande fascination sur Stanislaw, peut-être par leur côté visionnaire. Dans le premier, il est question de tyrannie et d’obéissance aveugle des foules à l’autorité. Le second raconte l’histoire d’un rabbin qui conçoit un monstre dans l’espoir d’en faire son serviteur mais aussi le sauveur de la communauté juive…
Et puis il y a cette balle de fusil « Dum Dum », qui a donné son nom au titre, et a participé au fameux traumatisme de ce dernier, un mot-leitmotiv dont la sonorité mécanique imprime sa rythmique au récit, renvoyant à cette « ligne droite et nette », guidée « par la main ferme et assurée du technicien » dévoué à l’ordre d’un système. Ce système même qui participera à l’avènement du régime hitlérien, même si dans le contexte évoqué, on n’en voit que les prémices…
Mais au milieu de ces lignes droites, les blessures de Stanislaw font tâche, dans tous les sens du terme. Au fur et à mesure de ses errances dans Berlin, les coups qu’il a reçus au visage deviennent plus visibles. Ces « taches », dessinées au pinceau, sans règle, apparaissent comme une menace pour les lignes millimétrées de l’architecte et leur bel ordonnancement. Symbolisant les émotions, en contrepoint de la froideur et l’insensibilité du trait sans défauts, elles vont tenter de s’imposer tout au long de la narration, telle une métaphore des souffrances muettes de Stan qui finiront par se révéler tragiquement au lecteur.
Malgré son aridité apparente, Dum Dum, tout comme son prédécesseur, est un ouvrage d’une grande richesse. Contre toute attente, Lukasz Wojciechowski a fait jaillir de son Autocad un onirisme émotionnel empreint d’une grande pudeur qui nous touche au plus profond de l’âme. Il nous propose un récit assez glaçant qui pourra facilement supporter plusieurs lectures pour en saisir toutes les subtilités. Derrière l’exercice de style, il y a un vrai fond qui nous oblige à questionner notre humanité, dès lors que le désir d’ordre du collectif tend à primer sur les individualités. Et ce n’est peut-être pas un hasard si l’auteur a su si bien exprimer tout cela, lui-même ayant le même métier que son aïeul, dont il livre parallèlement un bel hommage.
Laurent Proudhon