Hergé signe avec L’Étoile mystérieuse un nouvel album maritime, qui pourrait être qualifié de transition, entre l’extraordinaire Crabe aux pinces d’or et le merveilleux diptyque de La Licorne.
La Belgique souffre sous le joug nazi. Le Petit Vingtième a cessé de paraître. Hergé doit travailler. Tintin est repris par Le Soir, un journal ouvertement collaborationniste. Cet album marque aussi son entrée dans l’ère de la couleur. À l’opposé des guerres européennes du Sceptre d’Ottokar, le sujet de L’Étoile mystérieuse semble éviter tous risques politiques. Place à la mer !
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! / La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
Le Crabe aux pinces d’or nous proposait une descente vers les mers chaudes et le désert ; aujourd’hui, Tintin s’apprête à affronter les eaux glacées de l’Arctique. Intrigué par l’apparition d’une étoile dans le ciel, notre héros se précipite à l’observatoire. Il y est accueilli par un nouvel archétype de savant gentiment piqué, le professeur Calys, dont l’assistant est formel : l’aérolite frappera la terre demain matin, précisément à 8 h 12 minutes et 30 secondes.
Passionnante, la première partie m’a durablement marqué. La chaleur et la peur montent, les rats quittent la ville et le sombre « prophète » Philippulus annonce la fin du monde. Pour accentuer la dramatisation de la scène, durant trois pages, Hergé dessine des ombres portées à ses personnages. Que feriez-vous si vous deviez vous préparer à l’apocalypse ? Depuis mes premières lectures enfantines et fiévreuses, je me prépare à la fin du monde. J’ai quelques idées, toutes plus excessives les unes que les autres. Or, Tintin arrose ses plantes et s’endort. Tout au plus, le sommeil de cette âme pure est agité.
La deuxième partie est maritime. La météorite est tombée en mer, elle pourrait flotter. Deux expéditions s’élancent pour en prendre possession. La première, européenne, se forme autour de Calys, de Tintin et du capitaine Haddock. La seconde est américaine, du moins dans la version de 1942, et est dirigée par M. Blumenstein, un financier sans scrupule et manifestement juif (1).
L’antisémitisme est patent. La première version de L’Étoile mystérieuse compte deux ou trois cases condamnables (2). Elles vaudront à son auteur quatre arrestations, une nuit au poste, puis un non-lieu. Comme l’immense majorité de ses compatriotes, Hergé n’a pas plus collaboré qu’il n’a résisté. Il a vécu et travaillé, dessinant pas moins de cinq albums.
Quelques mots sur la course trépidante opposant les deux navires. Le capitaine Haddock s’y révèle excellent marin. Il assume un alcoolisme repentant, mais joyeux. La scène des retrouvailles avec Chester, le vieux camarade, est inattendue, drôle et touchante. Une fois n’est pas coutume, les Dupontd sont restés à quai. On rira un peu moins : Milou est en retrait et Hergé n’exploite pas encore à plein le potentiel comique du capitaine.
Les dernières pages s’aventurent dans le fantastique, « le bizarre » diraient les Tontons flingueurs, voire le psychédélique. Tintin pousse la chansonnette et danse la gigue entre des pommiers géants, des champignons explosifs et de gigantesques insectes.
J’imagine avoir été, jadis, surpris. Cependant, je lisais peu cet album. Les véritables Tintin, comprenez mes livres préférés, étaient encore à venir. Je chérissais la suite. Encore un peu de patience, avec le dyptique de La Licorne, nous allons entrer de plain pied dans la légende.
(1) Blumenstein, le banquier malhonnête, était américain. Il sera rebaptisé, en 1954, Bohlwinkel et ressortissant de l’État imaginaire du Sao Rico.
(2) Dans sa biographie d’Hergé, Pierre Assouline rapporte cette confidence : « C’est vrai que certains dessins, je n’en suis pas fier. Mais vous pouvez me croire : si j’avais su à l’époque la nature des persécutions et la “solution finale“, je ne les aurais pas faits. Je ne savais pas. Ou alors, comme tant d’autres, je me suis peut-être arrangé pour ne pas savoir. »
Stéphane de Boysson
bohlwinkel est également un nom de consonnance juive. Mais, il n’y a pas d’illusions à se faire : la méfiance à l’encontre des juifs est toujours sous jacente, c’est comme ça. Et comme disait Sartre : est juif toute personne que les autres considèrent comme juive.