La catastrophe du Titanic ne fut guère plus meurtrière. Pour autant, la mémoire collective a effacé les paroissiens de Saint-Mark. Sans doute étaient-ils trop pauvres et leur croisière enflammait moins l’imagination des foules. Merci à Jan Soeken de raviver leur souvenir.
New York, 15 juillet 1904, le General Slocum embarque 1400 paroissiens de l’église évangélique allemande de Saint-Mark sur l’East River pour une sortie d’une journée. La courte traversée doit les conduire à un pique-nique sur le site de Locust Grove. La communauté fête joyeusement la fin de l’année scolaire. L’ambiance est bonne enfant.
Lancé en 1891 et voué aux croisières fluviales, le Slocum est un massif bateau à vapeur à roues à aubes qui ressemble aux navires que l’on croise sur le Mississipi de Lucky Luke.
L’histoire est véridique. Jan Soeken insiste sur les personnalités antagonistes et grotesques du pasteur et du capitaine. Le héros malheureux pourrait être un petit garçon qui serait à l’origine du départ des flammes. Le scénario souligne l’amateurisme de l’équipage et la négligence criminelle de l’armateur. Un incendie en pleine ville, la cité des gratte-ciel et du capitalisme triomphant, ne devrait pas avoir de conséquences graves. Or, ici, le navire en bois s’embrase, la panique monte, emporte tout et plus de mille passagers se noient… Au même moment, les responsables de la compagnie jouent paisiblement au golf. Les lances à incendie, les canots et les gilets de sauvetage sont inutilisables ; pourtant, seul le capitaine sera condamné à de la prison ferme.
Monochrome et entièrement tracé au crayon, le dessin surprendra. Formé par Anke Feuchtenberger, l’une des pionnières de la bande dessinée alternative allemande, le trait de Jan Soeken est faussement naïf. Ses personnages aux gestes raides et attendus, aux sourires crispés et aux silhouettes de jouet, nous touchent par leur gaucherie. Pour être touchante chez les passagers, leur maladresse est odieuse chez le capitaine et son équipage.
Ces pauvres gens sans histoire, des femmes et enfants pour la majorité, sont morts parce qu’ils ne savaient pas nager. 28 des 30 membres d’équipage survécurent, eux savaient nager. La communauté germano américaine de Saint Marks fut anéantie, leur église sera convertie en synagogue.
Stéphane de Boysson