Dans L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction, Nicolas Pellion et Mohammed Magassa interrogent la manière dont le Rap américain des années 2010 a transformé en fiction le face noire de l’Amérique contemporaine.
En caricaturant, on pourrait qualifier L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction de Who’s who du Hip Hop des années 2010 hypé par Pitchfork. Dans lequel on croiserait les mastodontes Kanye West et Kendrick Lamar aussi bien que Roc Marciano et Earl Sweatshirt. Ses auteurs, Nicolas Pellion et Mohammed Magassa, ont participé entre autres au podcast Fusils à Pompes. Le premier ayant participé à l’ouvrage de vulgarisation de la Trap Trap Rap, drogue, argent, survie.
Le découpage géographique du livre est moins là pour dessiner les contours de scènes locales que pour raconter en creux les multiples moments et zones de crises de l’Amérique contemporaine. Villes où l’industrie a périclité telles que Rochester et Detroit, souvenir de la gestion de l’ouragan Katrina par l’administration de W., culture gangsta de certains quartiers de la Cité des Anges, drug culture d’un Sud devenu corne d’abondance des Cartels, ombre du 11 septembre à New York et de Trayvon Martin en Floride … Mais le livre se veut surtout le roman de la décennie 2010 comme transformation du rapport du Hip Hop au Réel. En résumant à gros traits, le Hip Hop US des années 1990 partait directement des situations vécues quitte à faire quelques petits aménagements avec ce qui a réellement eu lieu, à la manière de bien des biopics hollywoodiens.
Dans les années 2010, la réalité se retrouve racontée au travers de filtres mythologiques (Bible, tragédie grecque…) ou par exemple à travers celui des codes du cinéma d’horreur. Le rapper newyorkais Ka narre ainsi la vie d’un enfant du ghetto comme un parcours de samouraï sur l’album Honor Killed the Samurai. Un parti pris sur lequel plane selon moi l’ombre de Ghost Dog. Un film mis en musique par RZA croisant les codes culturels du Hip Hop avec la voie du samouraï et l’univers de Jean-Pierre Melville et Seijun Suzuki. Confronter Ka et Jarmusch dit ce qui est présent en creux dans le livre : un Hip Hop américain pas totalement déconnecté du Réel mais tournant le dos au Réalisme.
Un parcours incarné dans le livre par le passage chez Kendrick Lamar du directement politisé To Pimp a Butterfly à un DAMN. dans lequel Lamar encourage chacun à être son propre Messie (d’où le featuring de U2 sur l’album ?). Un propos étayé entre autres par des références à la littérature (Iceberg Slim et sa figure du Pimp), aux séries (Atlanta) et au cinéma (Moonlight de Barry Jenkins). Non sans retrouver parfois un petit travers de feu l’excellente revue cinématographique HK de Christophe Gans : vouloir anoblir au forceps son objet d’étude. Le livre est également scandé par les excellentes illustrations de Hector de la Vallée, collaborateur entre autres de Society et Télérama.
Certains voient dans L’Enfer sur Terre : Une décennie de rap-fiction un reflet du brouillage des frontières entre la fiction et le réel dans l’Amérique post-Trump. Mais cette dimension-là ne date pas d’aujourd’hui, comme le rappelait John Ford il y a plus de 60 ans : Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende.
Ordell Robbie