Le Secret de la Licorne est une œuvre énorme, la première de Hergé qui puisse être qualifiée sans aucune réserve de « géniale ». C’est le début du triomphe planétaire de Tintin, qui se matérialisera dès que la guerre sera finie, et durera des décennies. C’est surtout un livre à lire et à relire des dizaines, des centaines de fois. Pour le plaisir.
Avec Le Secret de la Licorne commence le temps des chefs d’œuvre.
On connaît le contexte : la Belgique est occupée, Hergé se concentre sur son travail, en évitant tout ce qui pourrait fâcher les autorités… Il progresse à une vitesse confondante vers la maîtrise, tant de son dessin qui atteint une éblouissante maturité, que de la narration, ici pour la première fois irréprochable (et ce d’autant que l’histoire, ambitieuse, combine des fils narratifs distincts sans que jamais le lecteur ne s’y perde ou souffre du passage de l’un à l’autre !).
Le Secret de la Licorne est le premier album de Tintin dans lequel notre héros ne voyage pas hors de Belgique. C’est aussi le premier véritable récit policier de la série, et il bénéficie d’une l’intrigue assez complexe. Car trois sujets se superposent : la recherche des origines du Capitaine Haddock, la poursuite du pickpocket diabolique, et le mystère des maquettes de la « Licorne ». Et c’est surtout un premier pas vers l’élargissement de l’univers du jeune Tintin, ex-globe trotter solitaire passablement hystérique, qui va désormais adopter / être adopté par une bande de personnages. C’est au sein de cette bande, dont le point d’ancrage sera le Château de Moulinsart, qui apparaît ici pour la première fois et est au cœur de l’intrigue, que la personnalité définitive de Tintin se formera.
Mais quand on a dit tout cela, qui est bien connu, on n’a rien dit sur ce livre stupéfiant, cette pilule de plaisir concentré, cette merveille de rythme et d’humour qu’est Le Secret de la Licorne : les mystères, les rebondissements, les bagarres, les chocs et les coups – on est toujours à la frontière du burlesque chez Tintin – s’enchaînent à toute allure. Haddock n’arrive plus à porter un verre à ses lèvres, tant la volonté de l’auteur s’oppose maintenant à ce que son alcoolisme brutal le consume. Il faut que le Capitaine s’élève lui aussi vers son destin de héros, même paradoxal : l’extraordinaire, le visionnaire flashback central, qui dédouble le combat entre Haddoque et Rackham le Rouge par une scène de destruction domestique, est la marque indiscutable du génie de Hergé, et c’est au Capitaine Haddock qu’il doit d’être aussi inoubliable, aussi parfaitement cinématographique, aussi profondément troublant.
Tintin quitte ici le domaine innocent des « petits mickeys » pour enfants, et devient une œuvre adulte, dont on va pouvoir, des décennies durant, analyser les motifs sous tous les angles possibles, et bien entendu – c’est malheureusement (?) inévitable – avant tout psychanalytiques.
Lisez, relisez mille fois chaque page du Secret de la Licorne, vous ne pourrez qu’être ébloui par la perfection de la composition, des mouvements, du récit. Déjà, en 1942, au delà du petit monde de l’édition bruxelloise, malgré la Guerre, malgré les pénuries, la rumeur enfle, les ventes des albums s’accélèrent : quelque chose de monstrueux est en train de se passer autour de Tintin.
Et ce n’est que le début.
Eric Debarnot