Le Mal n’existe pas est à la fois le film du virage de Ryūsuke Hamaguchi vers un cinéma plus visuel et un film qui tombe en partie à plat en tant que satire de la gentrification du Japon rural. Il confirme cependant l’importance du réalisateur dans le cinéma d’auteur actuel.
Hamaguchi est peut-être le premier cinéaste depuis Kitano à s’être imposé aux yeux de la critique et des cinéphiles de l’hexagone comme un chef de file évident du cinéma d’auteur japonais de son temps. Un film fleuve remarqué à Locarno et coupé en deux pour sa distribution salles en France (Senses), un Asako I&II court tout en se déroulant sur une longue période temporelle, un film de début de carrière déjà emblématique de sa méthode sorti en France sur le tard (Passion), une adaptation à la statuette méritée d’un écrivain plus considéré en Occident qu’à la maison (Drive my car) et enfin ses Contes Moraux à lui (Contes du hasard et autres fantaisies). De quoi, déjà, constituer une œuvre.
Une œuvre dont le trait d’union de la partie exploitée en France serait la théâtralité de son dispositif : rôle central du Verbe, scènes étirées jusqu’à ce que le dialogue produise un retournement de situation voire une inversion des rôles des personnages, un moment où leurs masques tombent. De ce point de vue, Le Mal n’existe pas se singularise dans sa conception. Compositrice du score original de Drive my car, Eiko Ishibashi avait demandé au cinéaste des images pour illustrer ses concerts. Il décide alors d’écrire un scénario et de le mettre en scène, afin d’en tirer plus tard des images pour la compositrice. Un projet dans lequel au départ le dialogue ne devait pas être entendu. Un travail qui aboutira à deux montages différents : Le Mal n’existe pas, montage parlant montré et primé à Venise, et Gift, montage alternatif muet diffusé en festival en Belgique.
Quand bien même le milieu du film n’est pas exempt de petites digressions, le film est globalement composé de trois actes. Le premier, c’est celui posé par le début du film d’une manière inhabituellement visuelle pour le cinéaste. Une lente immersion par la durée des plans, par les répétitions de mouvements de caméra dans la vie quotidienne du village de Mizubiki situé près de Tokyo. Des répétitions de mouvements de caméra à la scansion musicale montrant la théâtralité habituelle du cinéaste passer du dialogue à la mise en scène. Avec au centre du récit Takumi, « homme à tout faire » du village. Et sa fille Hana, laissée libre d’errer dans la forêt et de communier avec la Nature.
Après cette longue mise en place arrive hélas un second acte plus faible. Aux ordres d’une agence d’acteurs qui cherche à se diversifier, un duo de cadres est envoyé dans le village pour tenter de convaincre ses habitants de l’intérêt d’un projet de construction d’un « glamping » (concept de camping glamour). Projet bien sûr non dénué de conséquences environnementales. Le film prend alors le chemin d’une satire parfois drôle des limites d’un projet de gentrification d’une zone rurale. Il y a bien sûr des personnages qui ne sont pas ce qu’ils paraissent, du retournement de situation. Mais tout ceci n’est pas orchestré avec la même singularité que dans les Hamaguchi précédents.
Le scénario est certes relativement moins manichéen que celui de bien des films sociaux habitués des grands festivals. Les deux cadres envoyés pour prendre les coups sont par exemple bien conscients des limites du projet. Mais contrairement aux membres de la communauté villageoise et aux deux cadres le management n’aura pas droit à un portrait nuancé. Ainsi Monsieur De toute façon ça doit être fait pour toucher la subvention dont nos caisses ont besoin. Ou encore le Boss perroquet de l’idéologie managériale. De plus, s’ils ne sont pas caricaturés, les deux cadres sont nettement moins attachants que les personnages de Drive my car. Le second acte est d’ailleurs à son meilleur lorsque le montage digresse en plein milieu d’une situation.
Le film se relance cependant dans un troisième acte : un rebondissement narratif pas loin du mille fois vu dans la littérature et le cinéma japonais élargit la perspective du récit. Pour un final que scénario et mise en scène des deux actes précédents avaient amené par petites touches. Un final à la dimension confuse voulue par le cinéaste. Un final dans lequel le cadre naturel passe de rêve bucolique pour citadins à Far West nippon. Un final rappelant que selon le cinéaste la Nature a sa propre violence, différente de cette perpétrée par les humains. Une violence décrite en interview par Hamaguchi comme n’étant jamais « une violence dirigée contre, une violence mal intentionnée, une violence provoquée ». D’où le titre du film, présentant la Nature comme un lieu dont le Mal au sens où on l’entend d’un point de vue humain serait absent.
En dépit des faiblesses de milieu de film, Le Mal n’existe pas contient suffisamment de moments de cinéma rappelant pourquoi Hamaguchi fait partie des figures qui comptent du cinéma asiatique actuel. Mais le film a des airs de bateau commençant par naviguer avec panache pour passer ensuite tout près du naufrage avant de se redresser in extremis. Un film en forme de début d’un nouveau cycle ?
Ordell Robbie