Retour sur le Prix du public 2024 à Angoulême. Les maux sont parfois ceux que l’on s’inflige quand on ne trouve pas les mots et que la vérité est insoutenable. Des maux à dire, c’est l’histoire terrible et poignante d’une possession causée par de profonds traumatismes remontant à l’enfance.
Adela en était certaine, elle était possédée par le démon. Au fil des ans, ses obsessions s’amplifièrent et finirent par remplir tout l’espace du foyer familial, d’une façon extrêmement néfaste pour ses proches. Sa fille Vera va devoir grandir aux côtés de cette mère abusive et paranoïaque, entre les séances chez les psychiatres et les guérisseurs, entre l’ombre d’une folie dévorante et celle d’un père absent. Mais comment se construire dans un contexte si toxique ? A force de patience et d’amour, celui d’une fille pour sa mère, la vérité finira par jaillir, révélant un terrible traumatisme enfoui depuis l’enfance.
Des maux à dire, c’est une histoire, pourrait-on dire, cousue de fil noir, une histoire sombre à l’issue imprévisible. Quant au « fil » en lui-même, il ferait référence au passe-temps préféré d’Adela, la couture et la broderie, la seule activité qui pouvait la tranquilliser et alléger les affres d’un mal étrange, un désordre mental mettant en péril l’équilibre familial. Les superstitions et la bigoterie de cette dernière n’arrangeront évidemment rien à l’affaire, et les séances de psychiatrie semblent peu concluantes… De façon très originale, Bea Lema utilisera cette thématique pour élaborer un axe graphique fort, la broderie revêtant ici des significations très diverses, avec toute une symbolique autour du fil…
L’autrice va compléter ce parti pris visuel avec des dessins volontairement enfantins, souvent très colorés, pour renforcer l’empathie du lecteur avec la narratrice, Vera, fille d’Adela, et peut-être aussi pour alléger la noirceur du récit. Au fil des pages, l’enfant va grandir pour arriver jusqu’à l’âge adulte, entourant sa mère de toute son affection pour tenter de juguler ses crises récurrentes. Les rôles vont alors s’inverser, et peu à peu, Vera va dérouler le « fil » des névroses d’Adela, comme une sorte d’exorcisme où la parole enfin libérée de la mère, traduite dans une longue séquence par des dessins « brodés » parlant d’eux-mêmes, où les fils noirs enserrent implacablement les personnages, servira de révélateur de l’horrible vérité…
C’est pour ainsi dire seule que Vera mènera ce combat sans répit pour libérer sa mère de cette folie qui l’aspirait inéluctablement vers les abysses. Le père, lui, avait abdiqué et le frère, refroidi par des relations très conflictuelles durant son adolescence, ne croyait pas à la possibilité d’une guérison.
Si ce roman graphique « coup de poing » (la broderie c’est pas ce qu’on croit !) a toutes les caractéristiques d’une autobiographie, difficile d’en avoir la confirmation, l’éditeur ne précisant rien à ce sujet. Quoiqu’il en soit, Bea Lema nous livre ici une œuvre unique en son genre, abordant un thème on ne peut plus actuel, celui de la maltraitance envers les enfants (et accessoirement l’inceste et la violence conjugale), révélant une fois de plus à quel point le paternalisme séculaire, encore bien présent dans nos sociétés modernes, peut être source de traumatismes et de névroses, dans un cycle infernal impactant les générations suivantes. Heureusement, le récit se conclut sur une note touchante, laissant filtrer un espoir bienvenu. L’autrice nous transmet ici un message on ne peut plus simple : l’amour, conjugué à la parole et l’empathie, peut être la solution à tous les maux, quand prières et médicaments s’avèrent impuissants…
Laurent Proudhon