Après La transparence selon Irina et Le silence selon Manon, Benjamin Fogel boucle brillamment a trilogie de « prospective » avec L’absence selon Camille, un drôle de thriller qui fait autant réfléchir qu’il passionne…
Trois ans, il nous a fallu attendre trois ans pour connaître le mot de la fin de la trilogie Irina/Manon/Camille de Benjamin Fogel ! Il faut dire que l’animal ne manque pas d’occupations, entre son excellente maison d’édition Playlist Society et son goût pour la musique à tête chercheuse, il n’a pas dû lui être facile de s’arrêter pour écrire les quatre cent pages de L’absence selon Camille.
Bon, on parle de trilogie maintenant que l’affaire est « bouclée » (mais, soyons honnête, tout ça pourrait continuer, vue la fin « ouverte » de ce troisième volume, dont on aurait presque hâte de connaître la suite), mais les choses ne sont pas si simples que ça : Manon se déroulait avant Irina, dont Camille est la vraie suite, tout en intégrant des personnages de Manon. Vous suivez toujours ? Les lecteurs des deux premiers volumes seront à l’aise avec L’absence selon Camille, mais les autres auront sans doute quelques difficultés pour s’y retrouver dans la jungle touffue d’un récit qui se construit sur une telle multitude de personnages, chacun ayant droit à son histoire sur quelques pages (ou plus, pour les plus importants). A noter que l’auteur utilise le « Je » seulement pour Camille, personnalité très floue, tant du point de vue « genre » que psychologique : comme le titre l’indique, Camille est finalement une sorte de spectre, porte parole d’un groupe d’activistes, qui ne va acquérir une existence tangible que quand il/elle sera emprisonné(e) par le gouvernement français pour complicité avec des terroristes. Le fait que ce « trou noir » dont tout le monde, homme ou femme, tombe amoureux, existe avant tout sur les réseaux sociaux, au point de devenir une force politique notable, peut-être la seule capable de s’opposer à l’extrême-droite, n’est pas l’un des points les moins passionnants du roman de Fogel.
L’absence selon Camille poursuit donc la réflexion de Fogel sur la question de la « transparence », c’est-à-dire la mise à disposition gratuite (et non marchande, comme aujourd’hui) pour tous des données personnelles de tous. Cette « transparence » est-elle un instrument de domination totalitaire ou au contraire la garantie de la liberté individuelle et de la démocratie ? Voilà la question centrale du livre, une question qui agite les débats politiques du futur, et ce d’autant que s’ajoute celle de l’anonymat « IRL » : son pendant ou bien au contraire sa contradiction ? Et ce sont des interrogations que Fogel rend passionnantes, présentant alternativement – et très habilement, sans nous noyer dans des dialogues sans fins – des arguments « pour » ou « contre », en fonction du personnage central du chapitre.
Ajoutons la mise en place réussie du Revenu Universel, et nous avons là en 2060 (deux ans après Irina, donc) une société au fonctionnement très différent de celle que nous connaissons aujourd’hui. Car, dans le monde de Camille, grâce à la « transparence », la lutte contre réchauffement climatique a enfin pris son envol, même si les conséquences de ce retard sont tangibles. On pourra par contre regretter que les autres questions qui nous agitent aujourd’hui passent complètement au second plan ici : la bataille autour du « genre » semble avoir été gagnée par les « wokes », et il n’y a pas réellement trace ici de tensions sociales ou politiques liées à l’immigration ou pour des raisons religieuses !
Il ne faut pas oublier quand même que, au delà de sa partie « réflexive », évidemment essentielle, et qui rapproche L’absence selon Camille de la meilleure science-fiction contemporaine, Fogel conserve suffisamment d’éléments de thriller, en particulier dans une seconde partie réellement haletante, pour que tout le monde trouve du plaisir à sa lecture. Certains reprocheront à Fogel la distance que son écriture, extrêmement fluide et précise, crée entre le lecteur et les personnages de la fiction, ou encore la rapidité d’une narration qui ne s’embarrasse que peu de détails et de psychologie, mais ce sont là les attributs logiques d’un livre qui se veut avant tout moderne et riche en réflexion, sans pour autant jamais ennuyer.
Moi, personnellement, je vote pour une tétralogie, car j’aimerais connaître l’issue du face à face qu’annoncent les toutes dernières pages ! Au boulot, Benjamin !
Eric Debarnot