Ce retour aux affaires de Jack Antonoff et ses potes est plaisant sans pour autant susciter l’enthousiasme promis par ses très bons premiers extraits. Un album en demi-teinte, que ses meilleures chansons parviennent tout de même à rehausser.
Les mauvaises langues n’auraient pas besoin de chercher très loin pour s’exclamer que, bordel, Jack Antonoff est partout, tout le temps. Or, si Lana Del Rey, Taylor Swift, St Vincent, Lorde, The 1975 et Kevin Abstract ont régulièrement fait appel à ses services de producteur, on en oublierait presque que l’ami Jacquot est un artiste accompli, multi-instrumentiste en plus d’être multi-tâches. Un talent déjà évident dans Steel Train et Fun, ses premiers projets collectifs, et confirmé depuis la création en 2013 de Bleachers, où il tient le micro, la guitare et les manettes de la console. Les deux premiers opus, Strange Desire et Gone Now, sont de belles réalisations indie pop, avec pour moelle épinière ce fameux alliage de guitares et de synthés que tant de superstars ont ensuite sollicité. En bon natif du New Jersey, Antonoff avait même accueilli son idole sur le disque suivant. Springsteen était présent en personne sur un des singles de Take The Sadness Out Of Saturday Night, mais aussi en tant que référence sur le reste d’un l’album qui assumait son influence tutélaire.
Mêlant indie rock prolo, synthés luxueux, réminiscences filmiques de John Hughes et expérimentations modernes, la formule Bleachers a régulièrement essaimé chez les artistes produits par Antonoff, contribuant aux lettres de noblesses de quelques grands noms. On pourrait par exemple vanter les mérites de sa collaboration avec Lana Del Rey, marquant un tournant poétique que les premiers travaux de la chanteuse n’auraient pas nécessairement fait présager. La patte Antonoff a récemment fait des étincelles sur le dernier album de The 1975, dont la pop vintage devenait subitement bien plus prenante sous la houlette d’un producteur connu pour sa maîtrise du sujet.
I Am Right On Time ouvre le bal avec vivacité sur une pulsation minimaliste où les arpèges éclosent peu à peu. La voix d’Antonoff est à son meilleur, douce comme les synthés en arrière-plan. Dans une veine proche de l’album précédent, Modern Girl est un tube selon le cahier des charges du E Street Band, saxos inclus. Le groupe jamme avec énergie et dépoussière une formule qui aurait pu paraître un peu désuète, voire ringarde de prime abord. Le résultat est jouissif, le genre de truc assez habile pour réunir boomers et zoomers sur une même piste de danse. C’est également le cas de Jesus Is Dead, dans un registre plus policé, avec des guitares fondues dans les synthés sur une batterie athlétique. Agréable, la chanson laisse tout de même une impression de potentiel bridé, et termine très près de l’endroit où elle commençait malgré le solo de saxo qui perfore son dernier tiers. Me Before You précipite les eighties de Springsteen dans l’ère des réseaux sociaux, le long d’une rampe de sentimentalité écorchée. Les mélodies, d’abord rigides, sont rejointes par des phrases de guitares acoustiques et de claviers, qui ajoutent une brume cotonneuse à l’horizon des synthétiseurs. Alma Mater suit la même cap avec un peu moins de succès. La présence vocale de Lana Del Rey est trop succincte pour marquer sa participation, et les arrangements triturés des instruments paraissent plus sophistiqués que la chanson qu’ils habillent.
En revanche, Tiny Moves est une vraie réussite. Une petite pépite de pop fluorescente, avec un texte poignant et des accords qui sautillent sur place. La vidéo, conçue et dansée par l’épouse de Jack, l’actrice Margaret Qualley, est l’illustration rêvée pour ce single. C’est vraiment très, très chou. Suivent Isimo et Woke Up Today, deux titres plus assagis qui palissent un peu en comparaison de ce qui a précédé. Le premier est une méditation façon Springsteen, le second une ballade acoustique un peu trop proche des moins mauvais jours d’Ed Sheeran pour mon goût personnel. Self Respect rappelle fortement le dernier 1975 produit par Jack. Dommage, néanmoins, que le traitement synthétique des voix laisse si peu de place aux mélodies, qui en deviennent un peu laborieuses à l’écoute. Hey Joe rattrape partiellement le coup en proposant une instrumentation spartiate, à base de cordes et de pianos que Lou Reed n’aurait pas reniés. Les deux minutes de la composition sont toutefois un peu minces pour rendre justice à son potentiel, et la fin est abrupte.
Call Me After Midnight est peut-être trop ouvertement eighties, avec des saxos qu’on jurerait sortis de chez Roxy periode Avalon. Malgré un joli falsetto Princier, les mélodies vocales manquent d’humanité. Les synthés de We’re Gonna Know Each Other Forever sont eux aussi très jolis, mais pas assez pour porter une chanson qui donne l’impression de traîner, avec un chant que le vocoder a tendance à desservir, une fois de plus. Ordinary Heaven est moins dénuée de vie, grâce à l’inclusion de vocalises gospel qui s’avèrent de bon goût. Malheureusement, l’écoute s’achève sur The Waiter, qui condense et amplifie les défauts de la seconde moitié de l’album. Le vocoder est beaucoup trop prégnant pour ne pas irriter, et s’accorde mal avec l’arrière-plan minimaliste des claviers et des saxophones. Dommage, là encore, car cette couleur instrumentale pouvait offrir à l’album une conclusion Lynchienne compatible avec les obsessions eighties de Bleachers. Ce nouvel opus est donc un constat en demi-teinte. Celui d’un filon prolifique et prometteur, dont les plus belles pépites sont entourées de gadins peu indulgents. Le problème, quand on a des idées audacieuses, c’est que l’exécution doit être draconienne. Or, dans le cas de Bleachers, l’intention est souvent plus intéressante que sa mise en pratique.
Mattias Frances