Inventer un nouveau personnage de roman policier n’est pas facile. Sara Vallefuoco réussit le pari. 1899, la Sardaigne, un policier turinois homosexuel qui, grâce à son empathie pour les autres (et avec quelques indices), réussit à résoudre une enquête pour meurtre. Le rythme est assez lent, presque envoûtant. Le tout est servi par la belle traduction de Serge Quadruppani.
Voici un nouveau venu dans le monde du polar, en l’occurrence du polar italien. Encore un ! Ce ne sont en effet pas les nouveaux romans policiers et les nouveaux enquêteurs qui manquent. Le défi de renouveler le genre se pose chaque fois de manière un peu plus aiguë, les possibilités d’innover (en intéressant lecteurs et lectrices) étant toujours plus réduites. Il faut apporter un plus, au moins faire quelque chose que les autres n’ont pas fait. C’est ce que fait, plutôt bien, Sara Vallefuoco en situant ses histoires à une époque et dans un lieu assez originaux, et en donnant à son personnage principal, le vice-brigadier Robespierre Ghibaudo, une personnalité complexe.
L’époque, d’abord. Sara Vallefuoco situe ses histoires à un moment assez peu investi par le polar, la fin du 19ème siècle. Ensuite, l’endroit, la Sardaigne – et ils ne sont pas nombreux ou nombreuses à avoir écrit des polars sardes (l’excellent Piergiorgio Pulixi est une exception). Le mélange entre l’époque et l’endroit crée un problème particulier. Le dernier quart du 19ème siècle est le moment où l’Italie se construit comme pays. Un des moyens pour réaliser cet objectif est de mélanger les populations. À défaut de procéder à des déportations de civils, l’état italien, plus simplement, mute les fonctionnaires qu’il emploie dans des régions qui ne sont pas leurs régions d’origines. C’est ainsi que Ghibaudo, le Turinois, le Piémontais, se retrouve en Sardaigne, avec, par exemple, un autre personnage important du roman, Moretti, le Romain. Dans leur brigade, un seul sarde, Lai. Lui seul connaît vraiment les habitudes de la région. Les autres doivent apprendre pour comprendre les habitudes locales. Cette question des relations avec les habitants du village dans lequel se trouve la brigade de Ghibaudo et Moretti est toujours présente.
Et puis, Sara Vallefuoco choisit aussi de donner à son héros des tendances homosexuelles, ce qui n’est pas si fréquent dans la littérature policière – il y a d’ailleurs quelque chose d’étrangement débridé sexuellement dans le roman : Moretti, fiancé par ailleurs, n’hésite pas à coucher avec d’autres femmes, et la fille du médecin local est prête à coucher pour réussir à quitter sa Sardaigne natale et aller faire des études sur le continent. Pour en revenir à Ghibaudo, son homosexualité n’est pas facile à vivre. Les souvenirs qu’il a d’une amitié préadolescente le tourmentent, comme les sentiments qu’il éprouve pour un des policiers de la brigade. Et cela le met en porte-à-faux avec Moretti, qui n’est pas franchement à l’aise face à cette situation. Sans que rien soit dit explicitement, cela crée des tensions entre eux alors qu’ils sont en plein milieu d’une enquête pour meurtre. D’ailleurs Ghibaudo et Moretti s’opposent sur presque tout. Ghibaudo vient d’un milieu plutôt populaire, Moretti d’une famille aisée. Et celui-ci est un adepte des méthodes scientifiques, qui commencent à peine à être utilisées, relevés d’empreintes, preuves diverses et variées. Ghibaudo lui s’intéresse aux gens et aux histoires. Et aussi, Moretti est le cynique de l’histoire, déjà presque blasé. Ghibaudo est plus intuitif, plus sensible. Toujours plein d’empathie pour les autres, à l’écoute.
Juillet 1899, donc, dans une petite commune sarde, Ghibaudo et Moretti découvrent un premier mort. L’enquête commence et se complique quand d’autres cadavres sont découverts. Moretti cherche à utiliser ces méthodes modernes dont il a entendu parler à Rome. Ghibaudo, même s’il est intéressé, cherche avant tout à comprendre les gens, il parle, discute. Tous les deux chevauchent dans des endroits reculés, au milieu de paysages un peu désolés, qu’on imagine brûlés par le soleil. Ils s’observent, s’épient, autant qu’ils observent les autres. Sara Vallefuoco semble autant intéressée par les personnages qu’elle a créés et par ce qu’ils vivent que par l’enquête elle-même qui passe au second plan. Et nous aussi, d’ailleurs. Plongés dans une époque et un lieu si particuliers, on finit par être envoûtés par cet étrange ballet au ralenti, quand, soudai,n tout s’accélère. Ghibaudo, à force de parler et d’écouter, comprend. Et grâce aux méthodes de Moretti trouve la solution. Tout se dénoue dans une sorte de feu d’artifice, violent et brutal. Un final qui laisse la porte ouverte à un second roman (déjà publié en italien, d’ailleurs).
Alain Marciano