Sur son nouvel album, la grande prêtresse gothique célèbre sa victoire sur ses démons les plus persistants. Il en résulte dix chansons d’une beauté saisissante, sur lesquelles Chelsea Wolfe pousse son art vers de nouvelles frontières merveilleusement floues.
Autant le formuler tout de suite, avec honnêteté et précision, quitte à paraître un peu vulgaire. Chelsea Joy Wolfe a une discographie qui fracasse absolument tout. Si vous doutez de son niveau de street cred, sachez qu’en 2013, le regretté Mark Lanegan ouvrait Imitations, son album de reprises, par une version de Flatlands. Il faut dire que Wolfe avait très rapidement su nous captiver. The Grime and The Glow (2010) était une offrande de neofolk lofi qui rappelait les détours les plus expérimentaux de PJ Harvey. Pas mal, pour un premier album. On aurait pu penser à un très gros coup de chance, mais il n’en était rien. Au contraire, ça n’était même qu’un début, à peine un tour de chauffe pour ce qui allait très rapidement advenir. La folk gothique de Apokalypsis (2011), le post-punk thaumaturge de Pain Is Beauty (2013), les magnifiques nuances noise et doom du sublime Abyss en 2015… L’américaine n’avait de cesse de nous émerveiller. Même Unknown Rooms, compilation d’inédits acoustiques sur laquelle figurait justement Flatlands, était un petit chef-d’œuvre.
À partir de là, Chelsea avait l’embarras du choix dans les directions, et semblait avoir à cœur de toutes les explorer. En 2017, sur Hiss Spun, elle distillait ses envies les plus électriques avec le concours de Troy Van Leeuwen et Kurt Balou. En 2019, pour Birth of Violence, elle épurait une folk chamanique et reprenait Roky Erickson. Alors qu’on aurait logiquement pu attendre la suite à la croisée des chemins de ces deux opus, il s’avère que She Reaches Out to She Reaches Out to She est plus que cela. Beaucoup, beaucoup plus que cela. Car Chelsea a bien plus d’une corde à son arc, comme l’attestent ses collaborations les plus récentes. On l’avait entendue avec Converge sur le très bon Bloodmoon: I en 2021, mais aussi avec Tyler Bates pour la BO du X de Ti West en 2022. Et que dire de Mrs Piss, projet en duo avec la géniale batteuse Jess Gowrie, dont l’album Self-Surgery était aussi bref que jubilatoire ? Dix-huit minutes de profond kiff post-punk, dont on a hâte d’entendre une suite. Et, pour être tout à fait honnête, on est prêts à l’attendre encore longtemps, si cela signifie que Chelsea continuera à sortir des albums comme celui qui nous intéresse aujourd’hui. Désormais sobre après une longue bataille contre l’alcoolisme, la chanteuse dit se sentir suffisamment solide pour exorciser ses démons en musique. Voilà qui promet.
En ouverture, Whispers in the Echo Chamber alterne chant glacé et guitares grinçantes façon …Like Clockwork, inaugurant un mélange anxiogène d’electronica, de rock gothique et de trip hop qui nous immerge totalement dans l’atmosphère de ce nouvel album. House of Self-Undoing embraye sur les chapeaux de roues avec une batterie pleine de menace, avant que la voix de Chelsea ne prenne son envol sur des accords distordus perforés de synthés, déroulant une mélodie instantanément fascinante. L’electronica est à l’honneur sur Everything Turns Blue, mais la saturation du mixage confère une rage sourde à la chanson. On jurerait entendre le thème d’un film d’épouvante, avec des nappes synthétiques dignes d’une scène de John Carpenter. L’ambiance se tend encore davantage sur Tunnel Lights, qui fait grincer des guitares lourdissimes sur un rythme sépulcral, où la voix de Chelsea est d’une beauté à couper le souffle. Les textures plombées de The Liminal auraient parfaitement pu émaner d’un projet de Trent Reznor. Là encore, les mélodies sont superbes et chaque sonorité de l’instrumental semble en osmose avec la voix de la chanteuse, dont le vibrato spectral fait constamment figure de cerise sur le gâteau.
Eyes Like Nightshade presse la cadence vers une pulsation industrielle, dont les arrangements exsangues s’enrichissent peu à peu (grondements électroniques, notes synthétiques, instruments à vent, cordes pincées), tels une boule de neige lancée le long d’une pente douce. Le traitement des boucles rythmiques est d’une clarté inouïe, faisant de l’écoute au casque l’une des grandes extases audiophiles de l’année 2024. Les textures très modernes de Salt démontrent que le talent de Chelsea lui permettrait aisément d’affronter les popstars du moment sur leur propre terrain. Dans une réalité parallèle, cette chanson aurait peut-être été enregistrée par Billie Eilish ou Rina Sawayama. À ceci près que la première n’aurait jamais chanté d’une façon aussi ouvertement chamanique, et que la seconde aurait probablement privilégié l’accroche mélodique à l’ambiance du mixage. Chez Chelsea, le rendu est un travail d’orfèvre, entre tissage electro-indus et nappes horrifiques distordues. Les percussions païennes de Unseen auraient eu leur place sur Hiss Spun, mais les guitares sont camouflées dans le mixage, comme des cordes squelettiques dissimulées derrières les harmonies vocales.
A l’inverse, la construction minimaliste de Place In The Sun se rapproche de la mélancolie de Birth of Violence. Là encore, ce nouvel album s’en démarque par son travail des textures synthétiques, brouillant la distinction entre rythme et mélodie avec une créativité qui rend le résultat immédiatement ré-écoutable. She Reaches Out To She Reaches Out To She est instantanément prenant et durablement marquant, et s’achève sur le bien nommé Dusk. L’introduction de la chanson est l’une des séquences musicales les plus excitantes de l’année en cours, que l’on reçoit comme un film pour les oreilles. Un grondement de notes électroniques parsemé de bruit blanc et de tension synthétique, d’où jaillissent un battement sourd, un arpège post-punk dégingandé et une mélodie qui danse sur la pointe des pieds. Au chant, Chelsea pourrait défier PJ Harvey sans appréhension aucune. Son filet de voix pressé contre la distorsion du micro est d’une justesse à toute épreuve, au point qu’on baisse la garde au moment précis où les guitares font irruption pour nous briser les rotules sur le dernier tiers de la composition. Cette ultime chanson est quasiment une métonymie de l’album qu’elle clôt en beauté. Une expérience pesante, sensuelle et cathartique à un point rare, comme une nouvelle pierre précieuse ajoutée à ce qui ressemble de plus en plus à un monument, érigé par une artiste aussi exigeante qu’audacieuse. Le talent, tout simplement.
Mattias Frances
Assez d’accord avec vous, il s’agit d’un bel album
@EricTR
Même en aimant ses précédents travaux, j’ai été très impressionné.