Notre petit secret, description détaillée par Emily Carrington des viols à répétition dont elle a été victime quand elle avait 15 ans, et des dégâts que ces horreurs ont provoqué en elle, est un livre terrible. Dont la lecture est évidemment indispensable.
Les chiffres sont désormais connus (mais sont-ils réellement « compris » ?) : en France, 10% des enfants sont ou ont été sujets à des agressions sexuelles incestueuses ; chaque année, plus de 40.000 mineurs sont victimes de violences sexuelles. Et c’est partout pareil dans le monde, avec des pics encore plus effrayants dans certains pays et certaines cultures. Notre petit secret se passe au Canada, et on est dépaysé parce qu’il y fait froid, très froid, pendant l’hiver, et parce que ses protagonistes vivent dans la nature, dans les forêts, dans des cabanes en bois qui semblent bien précaires. Et pourtant, on n’est pas du tout dépaysé parce que l’histoire qu’on lit se passerait, se passe de manière identique juste à côté de chez nous : un ami proche de la famille profite d’une situation difficile (la mère est partie, le père, sans emploi, est totalement dépassé…) pour abuser l’adolescente de 15 ans qu’il a commencé par aider en l’hébergeant, en la nourrissant.
Emily Carrington nous raconte dans sa première BD, qui sera peut-être la seule, l’épreuve par laquelle elle est passée alors qu’elle vivait dans une misère économique et émotionnelle profonde, et que Richard, voisin et ami de son père, l’a violée pendant des mois. Elle avait 15 ans, ce qui est considéré souvent comme « l’âge du consentement », mais elle n’avait pas la maturité pour donner ce fameux consentement, et a été psychologiquement détruite par ce qui lui est arrivé.
La première moitié de Notre petit secret raconte frontalement le délabrement de la cellule familiale d’Emily, puis les abus sexuels, les viols, qu’elle a dû subir de la part de Richard. Cette centaine de pages est une véritable épreuve pour le lecteur, qui doit regarder en face une horreur qui semble finalement « lointaine » lorsqu’elle est décrite dans les journaux ou commentée aux informations. Ici, il nous faut affronter l’épouvantable, un épouvantable pourtant terriblement ordinaire.
La seconde moitié du livre semble d’abord moins convaincante : Emily nous décrit son état mental, la succession d’échecs en tous genres que sera ensuite sa vie. Elle tourne en rond dans un récit de « l’après » qui, on le comprendra, est composé au jour le jour, sans fil conducteur. Et puis elle aborde l’impossibilité d’obtenir la moindre réparation par la voix de la Justice, sans même parler de la malhonnêteté crasse de l’avocat qu’elle engage pour l’aider. Et enfin elle en arrive au seul recours possible qui lui reste pour que toute son existence massacrée n’ait pas été totalement vaine : apprendre à dessiner, et raconter son histoire. Pour se libérer elle-même de son « petit secret », pour dire aux autres qui ont vécu la même épreuve qu’ils / elles sont pas seuls / seules. Peut-être pour que son témoignage serve au moins à sauver une personne. Et finalement pour retrouver en elle-même la petite fille qui a été abandonnée dans une caverne, ou dans un no man’s land dont elle n’a pas pu s’échapper. Et pour la ramener dans une réalité qui l’air d’un jardin banal où poussent au moins quelques fruits, dans une fin bouleversante.
Faut-il être dévasté par la lecture de telles horreurs « ordinaires » ? Oui, sans aucun doute. Faut-il être réconforté par le fait que l’Art permet à ceux qui ont été aussi irrémédiablement détruits de se trouver une voix, une raison d’exister ? Absolument.
Notre petit secret n’est peut-être pas un grand livre, une grande BD. Mais sa lecture en est indispensable.
Eric Debarnot