Les Affranchis, c’est Scorsese qui débute les années 1990 par un nouveau chef d’œuvre. Une description millimétrée de l’univers mafieux montrant qu’entre les mains de Scorsese et de sa géniale monteuse Thelma Schoonmaker, le cinéma peut avoir des airs de feu d’artifice.
Pendant le tournage de La Couleur de l’argent, Scorsese lit le livre Wise Guys de Nicholas Pileggi. Il voit dans le livre le plus honnête portrait de la Mafia qui existe. Il pense déjà à une adaptation sur grand écran montée comme une longue bande annonce, et ce afin de montrer le côté excitant et séduisant en apparence de la vie de gangster. Il reporte le projet car il lui est enfin possible d’avoir des financements en 1988 pour La Dernière Tentation du Christ. Pileggi va coscénariser le film. Un scénario auquel seront ajoutés des dialogues improvisés issus des répétitions du casting. Pour le rôle du truand Henry Hill dans ce biopic, c’est (encore une fois) De Niro qui pense à Ray Liotta en voyant Dangereuse sous tous rapports, là où Warner aurait préféré une grosse star. Arrivant après une paire de longs métrages moins inspirés, Les Affranchis lance avec fracas la décennie 1990 du cinéaste et devient très vite son film le plus célébré par critiques et cinéphiles à la maison.
Le film s’ouvre sur un de ces génériques concepts ayant fait la gloire de Saul et Elaine Bass pendant l’ère classique d’Hollywood, en particulier pour Hitchcock. Des crédits défilants en mimant le mouvement d’une voiture de sport à pleins tubes, avec pour chaque crédit le bruit du moteur en accompagnement. Soit l’élément de vitesse, d’adrénaline, d’action permanente de la vie de truand. Le film commence en 1970, par son milieu qui se révèlera être un pivot narratif du film. Il commence de nuit, baigné dans une photographie rouge vif reprenant les choses où celle des bars nocturnes de Mean Streets les avait laissées.
Henry Hill (Ray Liotta), Jimmy Conway (Robert De Niro) et Tommy DeVito (Joe Pesci) sont à l’arrière d’une voiture. Du coffre on entend surgir le bruit d’un truand qu’on suppose avoir trahi, un truand pas tout à fait « achevé ». Présentation, au travers d’un supposé règlement de comptes, des us et coutumes mafieux. Et annonce d’un film qui va développer le tableau du fonctionnement de la Mafia mis en place par Mean Streets.
Mais c’est surtout un début posant les caractères des trois personnages principaux. La violence de sang froid de Jimmy, le déchainement de violence incontrôlé de Tommy. Et Henry, dont le regard semble déjà respirer l’inquiétude, en faisant potentiellement le moins « fiable » du trio. Le mythique As far i can remember i always wanted to be a gangster (D’aussi longtemps que je me souvienne j’ai toujours voulu être un gangster.) déclamé par Hill en voix off précède d’ailleurs l’arrêt sur image sur son visage inquiet : le récit démarre et le rêve d’hier est déjà la peur d’aujourd’hui. Lorsque le film reviendra à cette scène initiale, l’image d’un Henry au regard inquiet se teintera de rouge, comme pour sceller son destin. Un moment-clé car incarnant une transgression des règles tacites de la Mafia. Une transgression qui ne sera pas sans conséquences pour le trio.
Justement la grande affaire des Affranchis, c’est de mettre les bouchées triples pour poursuivre l’entreprise de description du fonctionnement de la Mafia initiée par Mean Streets. En mobilisant une voix off commentant le récit en permanence ainsi qu’une exécution formelle systématisant la virtuosité de certains passages d’After Hours -qui partageait avec le film son chef-opérateur Michael Ballhaus-. Par exemple lorsqu’en voix off Karen Hill (Lorraine Bracco) raconte qu’à force d’évoluer dans l’univers fermé des mafieux et de leurs épouses elle avait fini par considérer le crime organisé comme une entreprise de plus.
Le plan séquence est utilisé par Scorsese de façon littérale : pour faire découvrir un milieu, un univers (au spectateur, aux personnages). Habillé par le classique de la variété italienne Il Cielo une stanza de Mina, celui du Bamboo Lounge chemine à travers des truands dont la voix off présente les surnoms pittoresques, avec des regards caméras donnant le sentiment qu’ils se regardent frimer devant un public imaginaire/les spectateurs du film. Avant d’arriver au trafic de manteaux de fourrure de l’arrière-boutique.
Le plan séquence du Copacabana, porté par And then he kissed me des Crystals, épouse lui le regard émerveillé de Karen découvrant au bras de son époux l’univers des établissements chic tenus par la Mafia. Imprégné de l’admiration de Scorsese pour Jules et Jim, l’arrêt sur image va ponctuer le moment où Henry comprend (en voix off) que Jimmy veut tuer un membre du gang. Ou plus tard celui où Henry flaire (encore en voix off) un traquenard.
Le montage sonore peut être de son côté utilisé de manière classique. Comme quand Sunshine of your love de Cream produit de la tension dramatique autour d’un meurtre planifié. Ou lorsque la lyrique fin de Layla de Derek and the Dominoes accompagne la découverte de cadavres en série. Mais la musique peut aussi raconter le moment où les personnages s’assoient sur les lois du monde des gangsters. Les (autrefois) transgressifs Stones accompagnent un non-respect de la parole des Anciens : contre l’avis de Paulie (Paul Sorvino), Henry développe avec ses deux acolytes le commerce de la cocaïne et Gimme Shelter retentit. Plus loin c’est Monkey Man et son ironique I’m a flea bit peabut monkey / all my friends are junkies / that’s not réally true (Je suis un singe cacahuète, plein de puces / Tous mes amis sont des drogués / En fait, c’est pas tout à fait vrai.) qui précèdent un irrespect de la règle édictée par Elvira dans le Scarface de 1983 (ne jamais se défoncer avec sa propre dope).
Monkey Man, on le réentendra lors de la fameuse journée en flux tendus d’un Henry défoncé. Le découpage et le jukebox musical scorsésien ressemblent alors à un coup d’accélérateur supplémentaire d’un bolide lancé à tout vitesse. Rendant compte aussi bien de l’adrénaline d’une folle journée que de la paranoïa de Henry. Et il y a bien sûr la fin.
Dont la dimension amorale fait émerger l’aspect moral du film. Faisant partie du programme de protection de témoins du FBI, Henry semble regretter le temps où il menait grand train en hors la loi. Et ne pas afficher le moindre début de prise de conscience de ses fautes. Il visualise un Tommy vidant son chargeur face caméra. Tandis que le My Way version Sex Pistols démarre.
Citation directe du court métrage muet de 1903 The Great Amed Train Robbery. Le premier western de l’histoire du cinéma, posant les bases du genre. Si l’on se rappelle que Le Parrain avait marqué le remplacement dans l’inconscient collectif américain de la mythologie du cowboy par celle du gangster, le choix de Scorsese n’est pas anodin. Une fois les hors la loi tués, le film muet s’achève en montrant en gros plan leur chef vider son chargeur face caméra. Comme plus tard chez Scorsese, un personnage du film est donc ressuscité. Au travers du premier moment brisant le quatrième mur de l’histoire du cinéma. Un quatrième mur d’ailleurs abondamment brisé par Scorsese dans Les Affranchis.
Le procédé marquait justement déjà le public en 1903 : beaucoup se penchaient par réflexe comme pour éviter les coups de feu. Selon l’historienne du cinéma Pamela Hutchinson, il rappelait au spectateur qu’un monde violent l’attendait de nouveau une fois la salle quittée. Là où chez Scorsese le plan rappelle avant tout à Henry le destin probable de tout repenti : mourir sous les balles de la Mafia.
Et il est inévitable d’évoquer My Way. Qui racontait en version originale française (Comme d’habitude) le couple de Claude François et France Gall battant de l’aile. Avant que Paul Anka, qui trouvait le morceau cheesy, ne ressente dedans le potentiel d’un texte qui incarnerait le personnage Sinatra. Un texte en forme de caricature du destin américain, celui d’un homme qui se retourne sur sa vie et ne regrette rien (ou pas tant que ça). Ni ses échecs, ni les moments où il a eu les yeux plus gros que le ventre. Une vie traversée en mettant de côté le doute et dont il a été l’auteur du début à la fin. Un propos subverti par la version sarcastique des Sex Pistols. Une version ici réemployée en tant que regard ironique sur le destin d’Henry et sur le Rêve Américain.
Des collaborations entre Scorsese et De Niro, Les Affranchis n’est pas celle qui a eu le plus grand succès à domicile. C’est Les Nerfs à Vif, rappelant que nul n’est prophète en son pays. Mais cela n’empêchera le film de vite s’imposer comme un classique du cinéma et de la culture populaire en général. Telle devanture de commerce d’une scène de la série Les Soprano, qui lança l’âge adulte des séries télévisées, donnant l’impression d’avoir été reprise in extenso du décor des Affranchis. Une série dans laquelle on retrouvera entre autres Lorraine Bracco dans le rôle de Jennifer Melfi, la psychiatre de Tony Soprano. Avant que Terence Winter, scénariste pour la série, ne finisse des années après par écrire le scénario d’un autre feu d’artifice scorsésien : Le Loup de Wall Street.
Ordell Robbie