Après l’avoir mis au centre d’une émission radiophonique puis d’un livre paru au mois de janvier, Sonia Kronlund consacre un documentaire à « Ricardo » , le séducteur aux multiples identités, en se plaçant du côté et aux côtés des femmes qu’il a abusées.
« Il se fait appeler Ricardo, Alexandre, Daniel ou Richard. Il est argentin, brésilien ou portugais. Il se prétend chirurgien, ingénieur, photographe ou policier, sans qu’aucune femme ne doute de la réalité de ses activités. » Après avoir fait de lui le héros d’un épisode des « Pieds sur terre« , l’émission qu’elle produit depuis plus de vingt ans sur France Culture, Sonia Kronlund a entrepris un long travail d’investigation – cinq ans – sur cet « homme aux mille visages », au terme duquel est sorti un livre il y a quelques mois, puis ce documentaire. Comme si elle n’en finissait jamais d’épuiser cette histoire fascinante, de celles qui nous font dire que la réalité dépasse la fiction… Sonia Kronlund s’est attachée à mettre en scène son aspect romanesque – le titre du film est éloquent – démontant avec une certaine jubilation les mécanismes du mensonge élevé au rang d’un des beaux-arts…
À l’enquête qu’elle mène sur les traces de cet « ‘homme aux mille visages », la réalisatrice associe d’emblée sa propre expérience. Si elle s’est autant investie dans la traque de « Ricardo », c’est parce qu’elle s’identifie sans peine à ses victimes et, d’ailleurs, se met en scène à leurs côtés. Elle aussi a connu des relations avec des hommes « malhonnêtes, menteurs, manipulateurs », elle n’a même connu que ça, au point de dire, non sans humour, « ce doit être mon genre ». C’est en effet avec une bonne dose de (auto) dérision qu’elle aborde le sujet, s’intéressant avant tout aux femmes dupées par Ricardo. De même que, pour elles, la prise de parole dans le cadre du documentaire constitue une forme d’exorcisme, L’Homme aux mille visages a pour Sonia Kronlund valeur non seulement de réflexion sur elle-même mais aussi de réparation par la « sororité ». Parmi toutes celles dont Ricardo a abusé de la crédulité, elle en a choisi quatre avec qui il a entretenu des relations quasi conjugales dans des pays différents et sous des personnalités imaginaires. Carolina, Marianne, Kasia, Neuci : à toutes, il dit qu’il voyage pour des raisons professionnelles. Ce n’est pas si faux, finalement. Chez lui, le mensonge est un travail à plein temps : il lui faut une imagination débordante, une organisation implacable, pour faire croire à une famille qu’il n’a pas, à un métier qu’il n’exerce pas.
Comment cela est-il possible ? Les femmes qu’il séduit et trompe ne sont pourtant pas de faibles créatures. Elles travaillent, sont indépendantes et se révèlent a posteriori tout à fait capables de comprendre comment elles ont pu se faire berner. Ricardo a su susciter en elles l’admiration – un chirurgien dévoué, un courageux photographe de guerre, un talentueux ingénieur – la compassion parfois – une enfance malheureuse, une mère qui meurt à l’autre bout du monde – et surtout combler leurs penchants romantiques par ses déclarations enflammées et ses charmantes attentions. Si elles n’ont rien vu – non plus d’ailleurs que leur entourage -c’est certes à cause de ses qualités de metteur en scène et de comédien mais aussi parce qu’elles ne voulaient rien voir. Bref, elles vivaient avec un imposteur et s’en trouvaient fort bien. Les motivations de Ricardo, elles, sont plus troubles. Ment-il par amour du jeu, par goût de la séduction, par intérêt financier, pour se fuir lui-même ? Souffre-t-il d’une pathologie mentale ? Nous n’en saurons rien. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Sonia Kronlund. Pourtant, ces questions nous poursuivent tout au long du film et la fin nous laisse un sentiment de frustration : nous avons frôlé le vertige que suscite l’existence de cet homme-caméléon sans jamais avoir été entraînés à l’intérieur.
Quel regard portons-nous alors sur Ricardo? Si certaines de ses anciennes compagnes le passeraient volontiers à la moulinette, elles analysent toutes leur histoire avec un certain humour, encore incrédules devant leur naïveté, admiratives devant la façon dont il a su percevoir leurs failles et répondre à leurs attentes. Quant à nous, c’est grâce à l’habileté de la réalisatrice que le personnage se démythifie peu à peu à nos yeux : de l’homme aux multiples identités, il devient « Ricardo » – le prénom qu’il s »attribue le plus fréquemment – , de l’homme aux « mille visages », il devient l’homme à un seul visage. Désormais enfermé dans un prénom et une apparence, il perd une bonne partie de son aura. Le voilà devenu terriblement ordinaire, et ce par une sorte de pied de nez, au moment même où l’avocate de Sonia Kronlund vient de lui exposer les risques de ce dévoilement. Le documentaire se voit alors moins comme la traque d’un homme ou l’élucidation d’un mystère que comme une réflexion sur le vrai et le faux. C’est ce que souligne la réalisatrice en multipliant malicieusement les images de couples s’embrassant dans les lieux publics. Y a-t-il un Ricardo parmi ces amoureux ? Nous-mêmes ne nous laissons-nous pas abuser par ce documentaire qui mêle à l’écran le visage de véritables victimes de l’arnaqueur et celui de comédiennes qui les incarnent ? Quant à Sonia Kronlund elle-même, ne se moque-t-elle pas de Ricardo enfin retrouvé en se servant de ses propres armes, et le faux n’est-il pas mis ainsi au service du vrai ?
L’intérêt du documentaire tient à l’ambiguïté des sentiments que Ricardo suscite en nous. La fascination involontaire que nous éprouvons pour lui ne s’explique-elle pas par la réponse qu’il apporte à nos fantasmes de vies multiples en outrepassant les limites frustrantes de la réalité et de la morale, en s’offrant un accomplissement professionnel imaginaire et une vie amoureuse faite non d’un choix mais d’une accumulation ? Si le parti pris du film – une certaine légèreté qu’autorise à la réalisatrice son statut d’ancienne victime – l’éloigne heureusement de tout pathos, il n’en reste pas moins que les dégâts causés par Ricardo sont là, sous nos yeux, et que la bien gentillette vengeance du dénouement ne peut nous satisfaire . Et si le mot de la fin, « Cours, coco », adressé à un coureur de femmes peut faire sourire, il ne saurait pour nous clore l’histoire.
Anne Randon
L’Homme aux mille visages
Film français de Sonia Kronlund
Genre : documentaire
Durée : 1h30
Sortie en salles : le 17 avril 2024
« L’homme aux mille visages » de Sonia Kronlund : histoire d’un imposteur