Le premier membre du « club des 27 », l’un des génies absolus des premiers âges du Blues, Robert Johnson, méritait un hommage à la hauteur, et Frantz Duchazeau le lui offre : un régal pour les amateurs de musique essentielle comme ceux de Bande Dessinée de haut niveau.
Le 16 août 1938, mourrait tragiquement Robert Johnson, l’un des plus grands musiciens du Blues, peut-être même l’un des créateurs essentiels à la définition de ce que le Blues sera (et à la manière dont il irriguera ensuite le rock’n’roll) : empoisonné par un mari jaloux de ce séducteur impénitent ? Victime d’une vie – courte, il n’avait que 27 ans ! – d’excès et d’abus ? On ne le saura jamais. La légende veut que son génie, immédiatement saisissant, renversant tous ceux qui l’écoutaient (… et lui permettant donc de séduire n’importe quelle femme qui croisait son chemin), ait été le résultat d’un pacte avec le Diable à un légendaire carrefour. La réalité est que Bob Johnson fut le premier membre du triste « Club des 27 », composé de ces musiciens exceptionnels emportés à l’âge fatidique de 27 ans, et qui compte – on le sait – Jimi Hendrix, Janis Joplin, Brian Jones, Jim Morrison, Kurt Cobain, Amy Winehouse…
Frantz Duchazeau, créateur de BDs et amoureux de musique, avait déjà tourné autour de Johnson avec un livre sur Meteor Slim, et consacre cette fois les 240 pages de son Les Derniers Jours de Robert Johnson aux… derniers jours de Robert Johnson : car, de manière cruellement ironique, Johnson mourra sur la route, ignorant que sa célébrité avait dépassé les frontières du Deep South, et que deux hommes (blancs, pas forcément les bienvenus dans ces coins-là !) le cherchaient pour en faire la vedette d’un événement musical au Carnegie Hall de New York. Ces fameux derniers jours de juillet et août 1938, il les consacrera – comme pas mal des précédents – à errer dans la campagne, à chanter pour quelques dollars dans tous les bleds qu’il traversait, à séduire des jolies filles – noire ou blanches, il n’était pas raciste ! – et à s’enivrer chaque nuit, avant ou après un échange de coups de poing avec ceux que son « arrogance » (et / ou son talent) irritait. Tout cela dans un Sud violemment raciste, où le lynchage était une menace permanente pour un vagabond à la peau noire comme lui.
Duchazeau transperce son « road movie » de quelques flashbacks douloureux – et bouleversants – évoquant l’enfance difficile de Bob, son apprentissage de la musique, sa tragique histoire d’amour,… tout ce qui nourrira sa Musique, et en fera un Art de pur génie. Et il tente même de relever le défi, non sans panache, de représenter dans certaines cases l’effet de sa musique sur ses auditeurs… Tout cela dans un style graphique magnifique, un dessin charbonneux, exprimant une énergie, un dynamisme du mouvement, une force expressionniste hors du commun… qui rend la contemplation de chaque page inévitable : la forme, superbe, fait parfaitement écho au contenu. La seule (petite) réserve que l’on pourrait exprimer est que Duchazeau est l’un de ces dessinateurs qui ne réussissent pas toujours à différencier clairement les visages des différents protagonistes, que le lecteur reconnaîtra plus à leurs vêtements…
Quant à la fameuse « malédiction » de Johnson, Duchazeau, très intelligemment, évite le cliché, et en fait un non-sujet en nous en proposant plutôt une version psychanalytique, qui ne manque pas de sel !
… Et pourtant, il se pourrait bien que cette malédiction continue à rôder, puisque le mercredi 14 juin 2023, les planches originales sont dérobées au coursier qui les apporte à l’impression : cette disparition désastreuse dévaste évidemment Duchazeau, qui voit 3 ans de travail s’envoler littéralement… Heureusement, le voleur repenti (et sans doute pas fan de Bande Dessinée) restitue les planches, permettant à cette œuvre remarquable de voir le jour, pour célébrer l’exceptionnel talent de Robert Johnson. Et peut-être, espérons-le, pour qu’il soit découvert par de nouvelles générations.
PS : A noter aussi que l’œuvre de Duchazeau ne fait pas l’unanimité aux USA, et qu’elle ne pourra pas y être diffusée du fait des protestations d’on ne sait quels groupes de gens offensés par le réalisme de la description de la vie quotidienne dans les états du Sud des années trente. La malédiction continue !
Eric Debarnot