Les nerfs à vif reste l’un des films les plus décriés de la filmographie scorsesienne (chef-d’œuvre carnassier, farce grotesque, ou un peu des deux ?) tout en étant l’un des plus gros succès commerciaux de son auteur. Étrange paradoxe autour de ce maelström rutilant, jugé mineur, alors qu’il s’impose comme une incroyable compilation, morale et formelle, du cinéma de Scorsese dissimulée sous les oripeaux d’un psycho thriller typique des années 90.
Le démon à ma porte
C’est quoi ce film, c’est quoi Cape Fear (titre original qu’on préfèrera à la paresseuse traduction Les nerfs à vif) ? C’est un peu de tout. De tout et de beaucoup. Hommage au film noir, thriller survolté, désintégration/recomposition d’une cellule familiale, récit d’une réminiscence (celle de Danielle, annoncée en début de film), remake d’un film de Jack Lee Thompson, œuvre de commande et échange nébuleux entre Steven Spielberg, qui devait le mettre en scène, et Martin Scorsese qui, lui, bûchait sur La liste de Schindler après le triomphe des Affranchis, bien qu’il traînât des pieds avant d’accepter l’offre, trouvant la première version du script trop manichéenne et la famille Bowden trop gnangnan, pas assez martyrisée (on ne se refait pas).
Cape Fear reste l’un des films les plus décriés de la filmographie scorsesienne (chef-d’œuvre carnassier, farce grotesque ou un peu des deux ?) tout en étant l’un des plus gros succès commerciaux de son auteur (et plutôt favorablement réévalué aujourd’hui). Étrange paradoxe autour de ce maelström rutilant jugé mineur alors qu’il s’impose comme une incroyable compilation, morale et formelle, du cinéma de Scorsese dissimulée sous les oripeaux ostensibles d’un thriller disons classique. La trame du film, linéaire au possible, reprend celle du scénario écrit par James R. Webb en 1962 (et adapté d’un roman de John D. MacDonald) : un avocat, sa femme et sa fille sont persécutés par un repris de justice revanchard (à l’origine interprété par Robert Mitchum), ancien client dudit avocat qui l’accuse d’avoir dissimulé des preuves lors de son procès pour bénéficier de circonstances atténuantes.
Dès le superbe générique d’ouverture d’Elaine et Saul Bass (que Scorsese considère comme une légende, et qui réalisera pour lui quatre génériques, des Affranchis à Casino), et sur les accords inquiétants, absolument grandioses, de Bernard Herrmann (réorchestrés ici par Elmer Bernstein), le spectateur (p)ressent déjà, dans le reflet inquiétant des eaux troubles de Cape Fear, que rien ne sera purement littéral ni parfaitement établi dans les multiples figures (et surtout symboliques) déployées par le film. C’est bien sûr le cas pour celles de Max Cady (Robert De Niro, tatoué de partout, déchaîné et génialement cabotin), grand méchant loup s’imposant comme la représentation d’un ange exterminateur, possible matérialisation des tourments intérieurs de chacun des membres de la famille (dysfonctionnelle) Bowden, plutôt qu’un simple psychopathe se référant aux saintes écritures.
Cady, un ami qui vous veut du bien
Némésis increvable, bête fauve amateur de Nietzsche, Cady semble habité d’une force surnaturelle, d’une colère biblique (avant de disparaître à jamais dans les flots, il marmonnera un dialecte étrange) qui en font une espèce de démon obstiné dans sa recherche de vérité et de justice qui passerait par la confrontation de la famille Bowden à ses propres péchés. Le mensonge et l’adultère pour Sam. La colère et la frustration pour Leigh. La tentation et le désir pour Danielle. Il est aussi un grand séducteur, incarnation du trouble sexuel (chez Leigh ou chez Lori, la maîtresse de Sam, qui finira défigurée) qui culminera lors de la célèbre scène de drague dans le théâtre entre Cady et Danielle (prestation magnifique de Juliette Lewis).
Scène convoquant, à l’unisson, Henry Miller, tension sexuelle et érotisme latent dans un décor de conte pour enfants. Avec, en point d’orgue, un baiser équivoque (Danielle n’a que 16 ans) et un sulfureux léchage de pouce (improvisé par De Niro, le coquin) resté dans les mémoires. Davantage qu’un énième serial killer qui s’inscrirait dans la mouvance des psycho thrillers du début des années 90 avec détraqué(e) en embuscade terrorisant une Amérique propre sur elle (JF partagerait appartement, La main sur le berceau, Fenêtre sur pacifique, Obsession fatale…), Scorsese fait de Cady un incube exalté et vociférant, proférant sans cesse la parole sacrée à qui voudra bien l’entendre (« I am like God, and God like me. I am large as God, He is as small as I », hurlera-t-il à Sam après s’être fait tabasser).
Sur le fond comme dans la forme, Scorsese exagère tout, se régale, se lâche, expérimente presque. Il surligne chaque émotion, dramatise chaque action et amplifie chaque mouvement de caméra : zooms, panoramiques et travellings avant agressifs, montage abrupt, décadrages, images en négatif et fondus en couleurs (à ce titre, la photographie de Freddie Francis, qui travailla plusieurs fois avec David Lynch, est somptueuse). Tendu et extrême, le film progresse inexorablement dans la violence (l’agression de Lori, le passage à tabac de Cady, le meurtre de Kersek) jusqu’à son final dantesque où tempête, éclairs et tourbillons annoncent en fanfare une sorte de primitivité retrouvée (les Bowden sont tels les trois seuls survivants de l’Apocalypse, recouverts de boue et laissés là, hagards, dans la dévastation d’un Paradis perdu). La fin d’un long voyage rédempteur (les mains de Sam, lavées du sang de Cady) vers un pardon consacré et une rage de vivre.
Michaël Pigé