« Baumgartner », de Paul Auster : un roman de l’amour et du deuil

Dans un constant va-et-vient entre présent et passé, au gré des flux de mémoire de son protagoniste, Baumgartner brosse non sans humour le portrait d’un vieil écrivain sur le déclin mais toujours amoureux de la vie.

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© Spencer Ostrander

Il est tentant de voir en Baumgartner,  paru six ans après le très réussi 4,3,2,1, un roman testamentaire… Paul Auster en a lui-même informé ses lecteurs : sa santé chancelante ne lui permettra sans doute pas d’écrire un autre livre. Et il met beaucoup de lui-même dans cet écrivain septuagénaire, ex-professeur de philosophie à Princeton, partagé entre sa lassitude et son amour de la vie. Mais si l’auteur multiplie les clins d’oeil à sa propre existence et à sa propre oeuvre, allant jusqu’à donner à un de ses personnages, Anna Blume, le nom de la protagoniste d’un de ses anciens romans, il ne fait pas pour autant de ce veuf perpétuellement en quête d’amour son double fidèle. Ce qui l’intéresse et l’amuse, comme dans ses ouvrages précédents, c’est de brouiller les pistes entre fiction et réalité dans un perpétuel jeu de miroirs déformants, interrogeant ainsi la fonction de la littérature qui se sert du faux pour dire le vrai, ou pour dire le vrai autrement.

Baumgartner Paul AusterComme bien des romans de Paul Auster, Baumgartner déploie une narration complexe qui, mêlant présent et passé, s’attache d’une part à suivre les méandres de la mémoire du vieil homme, et d’autre part intègre au récit principal des textes de sa défunte femme et les siens propres. D’où l’impression d’une oeuvre sinueuse, reposant sur des effets d’échos, s’ouvrant, tels des tiroirs successifs sur des pans entiers du passé, interrogeant le mécanisme mystérieusement sélectif du souvenir. Mélancolique, Baumgartner l’est, sans doute. Les malheurs n’ont cessé de s’abattre sur le vieil homme depuis la disparition de sa femme Anna, emportée par une vague dix ans auparavant. À la solitude sont venues s’ajouter les premières atteintes de l’âge : douleurs physiques, mais aussi troubles de la mémoire. Sy Baumgartner en est bien conscient, lui qui se décrit comme un « sac d’os vieillissant  » : il est engagé sur la pente irréversible du déclin. Retrouver l’amour, il s’y est employé un temps, en entamant une relation avec Judith, la meilleure amie d’Anna. Mais elle n’a pas duré. Alors il s’est concentré sur son oeuvre, délaissant un temps Kierkegaard pour rédiger un traité sur les membres fantômes, métaphore de la douleur qu’a imprimée en lui la perte d’Anna. Et, ultime hommage, il a entrepris de rassembler, en vue d’une publication, les poèmes qu’écrivait en cachette, celle qui, refusant la lumière, s’épanouissait dans l’ombre de son métier de traductrice.

Histoire d’un double deuil, celui de la femme aimée et celui de l’homme que l’on a été, Baumgarten n’est pourtant pas un livre triste. Le chapitre liminaire, s’il se présente comme une suite de catastrophes révélant la dégradation à la fois physique et psychique de Baumgartner, est traité sur le mode burlesque. De même l’analyse pleine d’humour que fait le personnage du syndrome de la braguette ouverte, présenté comme « le début de la fin ». S’il n’est pas triste, c’est aussi parce que viennent l’éclairer des souvenirs heureux, liés à l’enfance ou à la figure lumineuse d’Anna, qui continue, jour après jour, à l’accompagner. Parce que la vie est toujours là – le livre s’ouvre sur le premier jour du printemps – et avec elle la perspective de nouvelles rencontres amicales ou amoureuses. Baumgartner, tout usé qu’il est, ne se surprend-il pas encore à vibrer en attendant la visite de Beatrix, une jeune thésarde ? Quant au dénouement, elliptique à souhait, il réussit à donner à la fin des allures de commencement.

Anne Randon

Baumgartner
Roman de Paul Auster
Éditeur : Actes Sud
208 pages – 21,80€
Date de publication : 6 mars 2024