Etonnant virage de la part de Lias Saoudi et sa Fat White Family, Forgiveness Is Yours montre une ambition croissante de l’auteur-compositeur d’imposer ses textes dans un écrin électronique et expérimental, loin des débuts punks du groupe.
Qui aurait pu penser que, un jour, les sales punks dégénérés qui publièrent Champagne Holocaust il y a onze ans déjà, nous offriraient un jour un album comme ce Forgiveness Is Yours, a priori à des années lumières de leur réputation originelle de groupe le plus sale et le plus effrayant depuis que les Stranglers sortirent des égouts de Guildford en 1976 ? Après avoir écouté le quatrième album de Fat White Family, un ami n’a pu qu’admettre : « Ce n’est pas que c’est mauvais, mais je ne trouve rien à en dire ». Disons que devant un tel étalage de savoir-faire, devant une musique synthétique qui réussit aussi bien à caresser le public dans le sens du poil (Lias Saoudi cherche désormais à ce que son groupe devienne… énorme, c’est clair) qu’à pousser l’expérimentation encore un pas plus loin, on peut aussi bien affirmer : « Je n’arrive pas à décider si c’est bon ou si c’est mauvais, mais il y a au moins des milliers de chose à en dire… ». Quant à pouvoir l’aimer, ce disque, il est trop tôt pour le garantir, il faudra voir ce qui se passe au fil des écoutes : mais n’est-ce pas là la marque de toute musique réellement intéressante ?
Il y a, dans l’utilisation de certaines sonorités freejazz mariées à de l’électronique ambitieuse de Forgivess Is Yours, quelque chose qui évoque le dernier travail de Bowie dans son Blackstar : mais à la place de l’infinie tristesse qui sublimait l’album du Thin White Duke, Lias Saoudi déploie sa causticité, son ironie méchante. La comparaison mérite néanmoins d’être faite, parce que, alors que Bowie s’interrogeait sur la Mort et la manière dont elle donnait un sens à la Vie, Saoudi a expliqué que l’inspiration de l’album était plus triviale, mais quand même : « la vie en tant que contingence éternelle… de ne plus soupçonner, mais de savoir que les choses ne deviendront jamais plus faciles… en réalité, tout va s’empirer, votre corps se détériorer et les gens que vous aimez vont lentement disparaître… mais d’une manière ou d’une autre, vous avez suffisamment réduit vos attentes en la vie jusqu’à présent, vous vous en sortez plutôt bien… vous acceptez ». Et puis celle analogie permet de reconnaître le niveau d’ambition de la Fat White Family… Il faut aussi signaler que la quasi absence, au moins au premier plan, des guitares, remisées en faveur des claviers et de l’électronique, fait écho au départ de Saul Adamczewski en plein milieu de l’enregistrement.
L’introduction de l’album, largement au second degré, avec le spoken word de The Archivist, pointe les velléités « littéraires » de Saoudi (qui réapparaîtront au premier plan, çà et là au cours de l’album). John Lennon, très free jazz et un peu « variétés françaises », permet à la presse anglaise de mettre en exergue l’influence de Gainsbourg sur Saoudi, mais est surtout une jolie anecdote sur John et Yoko racontée en moins de 4 minutes. Bullet of Dignity fait se rencontrer un funk moelleux et des sonorités arabisantes, mais ce sont les mots et le chant de Saoudi qui portent réellement l’étrangeté du morceau : « You say you’re just 31 / What’s that in cannibal years? » (Tu dis que tu n’as que 31 ans / C’est combien en années cannibales ?)… euh ? Polygamy Is Only For the Chief est l’un des morceaux les plus excitants, mais aussi les plus déroutants de tout le disque : sur un fond musical déconstruit, s’empilent des vocaux sensuels, nourris par des gimmicks ludiques. Visions of Pain est très jazzy et déroule une beauté élégante et hypnotique qu’on n’attendait certainement pas de la Fat White Family. Sur Today You Become a Man, Lias raconte (pas de chant, ni de mélodie ici) la circoncision traumatique de son frère sur un fond de gargouillis menaçants : littérairement, c’est passionnant, une véritable petite nouvelle récitée en quatre minutes.
Religion for One, tout en douceur et suavité, bénéficie de la plus belle mélodie de l’album, dans une construction aussi éthérée que lyrique : attention néanmoins, les paroles sont particulièrement venimeuses (« You’re not thе picture / Not even the frame / Just a dog drinking / Up my reflection » – Tu n’es pas l’image / Pas même le cadre / Juste un chien qui boit / Dans mon reflet). Feed the Horse est l’un de ces grands morceaux typiques de la Fat White Family, qui semblent toujours au bord du précipice, du chaos, mais qui poursuivent une trajectoire ascendante en dépit de leurs déséquilibres internes, matérialisés par une électronique menaçante infectant la grâce potentielle de la mélodie. On imagine bien que ce genre de happening élégiaque pourra se transformer en bacchanale futuriste une fois sur scène. What’s That You Say est plus aimable, plus facile d’accès, presque joli, pas si loin d’une certaine dream pop synthétique : un tube sur un album de Fat White Family ? Work, au tempo plus rapide (« Enfin ! » diront les nostalgiques du punk rock d’antan…) déploie également une intensité émotionnelle qui tranche par rapport à l’atmosphère largement planante de l’album. Pogo possible en live, on ne sait jamais ! L’album se clôt – magnifiquement – sur une… valse (oui !) délicate, mais aussi vaguement burlesque : You Can’t Force It pourrait être tirée d’une vieille comédie musicale hollywoodienne !
Si la musique que l’on entend sur Forgiveness Is Yours n’a plus grand chose à voir avec l’image du groupe, si l’on peine encore à comprendre comment cette complexité et cette suavité expérimentale seront reproduites sur scène, l’importance de la Fat White Family dans le paysage musical contemporain se trouve définitivement confirmée. Lias Saoudi aurait prévenu qu’il s’agirait là possiblement du dernier album du groupe : si c’est le cas, c’est un coup d’éclat audacieux et déroutant…
Eric Debarnot