Depuis quelques années, on avait l’impression que c’était surtout le travail forme et les jeux avec la narration qui intéressaient un Philippe Djian qui n’avait plus forcément de nouvelles choses à dire. Faites vos jeux, sans rompre complètement avec ses livres précédents, marque un retour à une fiction plus… consistante.
Il semble y avoir, depuis quelques années, une désaffection du grand public vis à vis des livres de Djian, et il n’est pas rare de trouver sur le web nombre de commentaires négatifs écrits par des lecteurs déçus, regrettant les débuts turbulents d’un auteur qui avait secoué la torpeur de la littérature populaire en France. C’est que Djian a mûri, puis a vieilli, et s’est assagi. Il s’est mis en tête de travailler son style pour aller de plus en plus vers l’épure et la justesse des mots, a créé ses propres règles (ponctuation, dialogues, ellipses, etc.), et fait peu à peu passer les jeux formels devant le « fond » de ses romans, voire même devant la fiction et les personnages… Et que cette approche formaliste, relevant finalement d’un sorte de dandysme, l’a à peu déconnecté du gros des lecteurs cherchant avant tout des sensations fortes, comme celles offertes par un 37,2 le matin, par exemple.
Faites vos jeux, le dernier Djian, ne marque pas une véritable rupture par rapport à cette « tendance », mais pourrait bien être un point d’inflexion dans sa trajectoire littéraire. Si ce sont toujours les mêmes choses qui intéressent l’auteur (la complexité des rapports entre des personnages se trimbalant des failles profondes, accumulant les erreurs et incapables de communiquer, pour faire simple…), il y a un certain nombre de choses qui bougent ici. D’abord, le cadre s’élargit, même s’il est restreint à une île isolée du continent, du fait de l’irruption des éléments déchaînés qui vont dévaster le paysage : la « tempête du siècle » servira de déclencheur à une remise en question – au moins temporaire – des relations entre un père et ses deux enfants, qui avaient cessé de se parler depuis bien longtemps. L’inclusion dans le roman de passages assez palpitants liés à la catastrophe, ainsi que d’une dernière partie avec une forte montée de tension pouvant presque faire office de thriller, place Faites vos jeux parmi les livres plus accueillants, presque divertissants, que Djian nous ait offerts depuis un moment.
Formellement, Djian se paie la coquetterie – pas très originale, et qu’il avait déjà utilisé dans sa carrière – d’un récit à trois voix (l’une s’exprimant même à la première personne…) offrant des perspectives différentes et forcément enrichissantes sur une même situation : chez Djian, un peu comme chez Renoir, personne n’a tout à fait raison et personne n’a complètement tort (hormis bien sûr les crétins complets et les psychopathes !). Si l’omniprésence de l’humour (léger) de l’auteur nous offre comme toujours quelques jolies scènes absurdes, ou au moins décalées, on remarquera cette fois l’inclusion dans Faites vos jeux de préoccupations environnementales, politiques ou sociales qui l’ancrent dans notre réalité.
Le fait que le personnage avec lequel l’auteur semble avoir le plus d’empathie soit celui du père, âgé, et soupçonné par son fils de devenir impotent et gâteux, prouverait en outre que Djian en aurait fini avec ses personnages de quadras, puis de quinquas clairement façonnés à son image… Et que la question de la réconciliation familiale, au cœur de Faites vos jeux, se poserait désormais : après des décennies à décrire le chaos, l’écrivain serait-il aujourd’hui à la recherche de paix ?
Bien sûr, comme on se refait pas complètement, quelques ellipses cruelles viennent démembrer une histoire qu’on pouvait espérer un temps plus savoureuse, et le lecteur averti ne saurait pas non plus espérer le moindre happy end : car, après « Faites vos jeux ! », la suite de l’annonce du croupier à la roulette est bel et bien « Rien ne va plus ! », non ?
Mais au moins, une tempête est passée, et a fait bouger les lignes. Est-ce le début d’une nouvelle ère ?
Eric Debarnot