L’impayable crooner désespéré et australien qu’est Jack Ladder passait à Paris, et, honte à nous, nous n’étions qu’une petite centaine pour l’accueillir et écouter ses chansons saisissantes d’amour et de dérision…
Lorsqu’on avait vu Jack Ladder, le crooner désespéré – et drôle – des Antipodes sur la plage de Binic, en une après-midi ensoleillée, on s’était bien dit qu’il faudrait revoir cet artiste singulier dans un petit club, où ses déchirements / déchaînements et son humour noir (… ou plutôt gris) serait plus à sa place. Voilà notre souhait accompli, avec ce set au Pop Up !, un peu trop même vu la taille réduite de la salle ! Quand on arrive au Pop Up !, en avance comme toujours, on tombe sur lui, géant à l’abondante tignasse mal domestiquée, à la terrasse du bar, accompagné d’une jeune femme blonde élancée avec laquelle il semble très complice…
20h05 : … Et c’est bien cette même jeune femme qui monte sur scène pour assurer la première partie, devant moins d’une dizaine de personnes pour l’accueillir. Alys Hale, c’est son nom, est la moitié de Sad Girls Sex Club, ou plutôt comme elle l’annonce, la seule membre du groupe à être ici à Paris. Sans sa complice Ollie Henderson, elle n’a pour nous convaincre que sa guitare électrique – dont elle joue de façon minimaliste -, et sa voix… qui au contraire ouvre des espaces. Ex-modèle, cette grande blonde peut faire rêver grâce à son indéniable présence, et elle occupera sans peine 25 minutes passionnantes avec ses récits de dérives, d’excès et de débauches, contés avec intelligence et humour. Sad Girls Sex Club, c’est de la « chanson à texte » : dès le premier morceau, qui parle de devoir dormir dans sa voiture, défile la bande son de la vie d’une jeune femme de son temps, avec le juste mélange d’ironie et d’empathie… Mais derrière elle, les sons sur son ordinateur sont loin d’être inintéressants : il y a quelque chose de pop dans le bon sens du terme, en fait, dans cette musique. D’ailleurs Alys reprend une chanson de Kylie Minogue (I Believe in You) d’une bien belle manière. Avant de conclure par son nouveau single, Black & White, plutôt fort : « I dream in black & white / it’s a reflection of my ambition » (je rêve en noir & blanc, c’est un reflet de mon ambition). Ah, oui elle accompagne aussi « Jacques Echelle » (comme elle dit), qui la produit. Bon choix, Jack !
20h50 : La salle s’est heureusement remplie pour accueillir Jack Ladder, même si une petite centaine de personnes (à vue de nez) pour un artiste de cette trempe, c’est assez désolant ! « Jacques Echelle » – pour respecter les mots d’Alys – monte sur scène, quitte son grand manteau, empoigne sa guitare électrique, et se lance dans deux chansons très classiques, très « auteur-compositeur », quelque part entre Leonard Cohen et Bruce Springsteen pour faire simple, dont son succès (en Australie), Hurtsville.
Une fois « échauffé », il appelle son « assistante », Alys, pour l’accompagner aux claviers, et parfois aux backing vocals, et se lance dans la visite quasi complète de son très bel album sardonique et synthétique de l’année dernière, Tall Pop Syndrome. Et le miracle pour lequel nous sommes venus se produit : ce qu’on entend – ce mélange mélodique et parodique de textes narquois et pourtant terriblement déchirants dans leur franchise – est littéralement transcendant !
A noter qu’au moment de la longue énumération d’idoles du Rock’n’Roll que Jack invite « chez lui » quand il « danse seul » (Home Alone), on compte cette fois Steve Albini. Même si, avec son sens de l’auto-dérision qui le caractérise, il s’empresse d’ajouter : « … Mais je crois que Steve Albini détesterait cette chanson ! ». Alors que, nous, évidemment, on est persuadés du contraire. La setlist de ce soir va nous offrir la quasi-intégralité des titres de Tall Pop Syndrome, joués dans l’ordre, à l’exception de Heavy Weight Champion (pourquoi, Jack ? Pourquoi ?), et chaque chanson resplendit à sa manière, entre tragédies intimes souriantes (Game Over) et saynètes pop décalées (Lombard Street, toujours aussi irrésistible). Ce qui est incroyable, c’est l’équilibre improbable que Ladder sait maintenir entre intensité scénique, intériorité bouleversante, et second degré élégant.
Au milieu de la set list, il nous présente la « plus grande chanson d’amour jamais écrite », et, surprise, c’est Shades d’Iggy Pop (extraite de l’album Blah Blah Blah), un titre plutôt méconnu de l’Iguane ! Il nous en offre en tous cas une superbe version, en duo avec Alys, et quand il chante « I’m not the kind of guy / Who dresses like a king / And a really fine pair of shades / Means everything / And the light that blinds my eyes / Shines from you » (Je ne suis pas le genre de gars / Qui s’habille comme un roi / Et une très belle paire de lunettes de soleil / Ça veut tout dire / Et la lumière qui m’aveugle / Elle émane de toi), il enfile ses lunettes noires pour regarder Alys…
I’m Melting marque le retour à la synth pop, dans une atmosphère sombre, avant que In Hell (« a song about the state of things ») confirme la noirceur de l’inspiration de Ladder. Co-Dependency Blues a alors des accents très dylanesques qu’on n’avait pas perçus sur l’album. Quand Jack explique qu’on peut lui demander ce qu’on veut (parlant du merchandising où il se tiendra ensuite), un spectateur lui réclame une chanson, ce à quoi il répondra : « No, I choose the songs ! ». Et ce sera Susan, un choix parfait pour conclure le set, la guitare électrique rejoignant les synthés, et puis ce refrain sublime débouchant sur un pont éblouissant : « When you see the light, hold on tight / Tonight’s the night / Come dancing with your baby / … / I need her love like the wind / To blow autumn leaves – start again » (Quand tu vois la lumière, accroche-toi bien / Ce soir c’est LA nuit / Viens danser avec ton chéri / … / J’ai besoin de son amour comme du vent / Pour emporter les feuilles d’automne – recommencer). C’est d’une beauté saisissante !
Nous vient à l’esprit une blague pourrie, comme Jack en raffole certainement : entre le « Stairway To Heaven » qui brille de tous ses feux, et la « Highway To Hell » qui fascine forcément notre attrait pour les désastres intégraux, il y a désormais une « Ladder To Purgatory »… Pas de manichéisme, pas de noir et blanc chez Jack Ladder, mais une progression à la fois réfléchie et erratique à travers la réalité de l’existence, entre chaos et salvation, entre rires et larmes.
Alys quitte la scène, Jack nous offre en rappel un beau White Flag, reconnaissance lucide de la nécessité impérieuse de renoncer à tout pour rendre les armes à l’Amour : « And we sing our prison songs / You feed me keep me strong / You’re my captor / You’re my best friend / Set me loose / Well I won’t run again » (Et nous chantons nos chansons de prisonniers / Tu me nourris, tu me permets de rester fort / Tu es ma ravisseuse / Tu es ma meilleur amie / Libère-moi / Maintenant / Je ne m’enfuirai plus…). On a le droit de quitter ces soixante-quinze minutes de musique essentielle avec la gorge serrée ou les yeux humides. Mais aussi avec un sourire un coin. Car rien n’est simple dans la vie.
En tous cas, ce serait bien que, la prochaine fois, nous soyons au moins un millier dans une salle parisienne pour accueillir Jack Ladder. Faites passer le mot.
Texte et photos : Eric Debarnot