Pour clore cette rétrospective consacrée à l’un des artistes les plus essentiels de notre époque, autour du magnifique album Blackstar, tous nos rédacteurs y vont de leur couplet.
« Toujours une longueur d’avance sur nous » (Eric Debarnot, le 27 janvier 2016)
C’est bien simple, je dois une fière chandelle à David. En 1972, avec Ziggy, un disque qu’il avait écrit pour moi, et juste pour moi, je le sais – n’allez pas me essayer de me convaincre du contraire ! – il m’a sauvé. De la banalité, des chemins déjà tout tracés, de l’ennui, de la peur aussi. J’ai rencontré Vincent à Londres et nous avons vécu, tous deux, trois semaines au rythme de Ziggy, entrant chez des disquaires toutes les trois heures pour l’écouter et pouvoir continuer à respirer. J’ai ensuite perdu la trace de Vincent mais ce n’était pas trop grave, j’aime les filles de toute manière, même si David m’avait justement fait comprendre que ça ne faisait pas une grande différence, contrairement à ce que tout le monde croyait au début des années 70. Je n’ai perdu David que longtemps après, après Scary Monsters, quand il s’est vendu à la planète entière, juste pour me rendre jaloux. Mais je l’ai quand même revu en secret pendant sa belle période 1. Outside et Earthling… un peu comme une vieille maîtresse qui a de si beaux atours qu’on n’arrive pas à l’oublier.
Quand David est mort, j’ai pleuré, sans pouvoir m’arrêter. Alors que j’étais sûr de l’avoir oublié depuis longtemps. Et j’ai encore pleuré plusieurs fois. Jusqu’à hier encore, dans le train, quand le contrôleur a jeté un coup d’œil sur la couverture du Rock & Folk que je tenais et m’a dit : « Putain, il est mort, il reviendra pas !« . Je ne sais pas d’où viennent ces larmes, elles sont absurdes. Pire, je sens que je ne suis pas le seul à pleurer : il y a de quoi enrager, non ?
Bref, Blackstar ? Eh bien je regrette de n’avoir pas pu l’écouter, au moins une fois, avant le départ de David pour Mars. Parce que là, je sais que j’aurais pu écrire, ou au moins penser un truc du genre :
- son premier vrai album « bowien » depuis Earthling,
- deux chansons magiques de plus dans sa discographie : Blackstar et Lazarus. Une mauvaise chanson, Sue (mais on le savait déjà depuis la dernière compil…). Le reste est très bien, beau même parfois, mais finalement un peu moins indispensable.
- je déteste le jazz, et pire encore le jazz rock. Je n’aime pas beaucoup le prog rock. L’ambient me fait dormir. Mais ce vieux sorcier est arrivé une fois encore à faire une nouvelle soupe au goût enivrant dans ces vieux pots. Ok donc pour le rock-jazz-prog-ambient de David. Même si l’on ne m’y reprendra plus, je le jure…
… Bref quelque chose de vaguement objectif sur un album dont le temps nous dira s’il rejoint les chefs d’œuvre des années 70 au sommet de la discographie de Bowie.
Aujourd’hui, quand j’écoute cet album à la douceur et à l’étrangeté terrassantes, je ne peux qu’entendre David qui me parle depuis Mars. Qui me dit ses mots d’espoir, terribles. Et puis des mots de désespoir, exaltants. Et puis même des mots d’amour. Mais çà, c’est sans doute le chagrin qui me fait entendre ça. Et puis après, j’ai envie de sourire, je me dis : il a sacrément bien préparé son coup, sa sortie, sa mort (il l’avait d’ailleurs annoncé à Eric Dahan dans un interview dès février 1997 : « Il ne faut pas manquer sa mort » !!!). Je l’admire, David, sans doute autant que je l’aime, il nous a bien eus. Toujours une longueur d’avance sur nous. Forever. Une étoile noire.
Une étoile noire, on ne la voit pas briller dans le ciel. David, où es-tu ?
« Prêt à le suivre dans de nouvelles aventures musicales… » (Ordell Robbie – 24 avril 2024)
Ecouté Blackstar le 9 janvier 2016. Avec en tête cette déclaration prometteuse de Tony Visconti : l’album tirait son inspiration de Kendrick Lamar qui n’avait « pas fait un disque purement hip hop ». Une déclaration dans la lignée du refus du passéisme ayant animé Bowie au long de sa carrière. Pour la première fois depuis 1995 (1.Outside), un nouveau Bowie me semblait soutenir la comparaison avec les meilleurs de la période dorée Hunky Dory-Scary Monsters.
Le 11 janvier au matin, j’apprenais son décès. Le choc passé, une de mes premières pensées fut de me dire qu’après Kubrick avec Eyes Wide Shut une autre figure capitale de la culture populaire de la seconde moitié du 20ème siècle avait réussi ses adieux en majesté. A une différence près : le film de Kubrick était le bel hommage tardif d’un grand à un certain cinéma européen du couple (Max Ophüls, Bergman, Antonioni). Blackstar était une œuvre sans influences visibles autres que Bowie, une œuvre qui aurait pu inaugurer un nouveau cycle artistique si Bowie était resté parmi nous. Un résumé de mon rapport à l’artiste : je savais qu’il ne me bouleverserait plus autant qu’avec Hunky Dory, Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Scary Monsters ou la paire The Idiot/Lust for life offerte à l’Iguane. Mais j’étais prêt à le suivre dans de nouvelles aventures (musicales).
« Le droit de se jouer de tout… » (Amaury De Lauzanne, le 27 avril 2024)
Le week end, je découvre Blackstar en prenant mon temps… J’ai l’impression que Bowie se pose enfin au niveau de sa légende un peu malmenée depuis les années 1980… Lundi matin, Life On Mars? passe à la radio, et le journaliste annonce la mort de David… Voile noir alors très soudain devant mes yeux… et défilent alors dans mon esprit ses pochettes d’album, dont celle de David Live si funèbre. Je m’entends crier… Bowie est mort… je n’y crois pas… C’est clairement la fin d’une époque, tant il m’a accompagné au gré de ses métamorphoses, incarnant avec élégance le droit de se jouer de tout et de suivre son chemin… chaotique quelquefois, souvent singulier… un charisme bien à lui dans l’allure, le visage et la voix… étrange et fascinant.
En 1996, Bowie se livra dans un entretien aux Inrockuptibles au sujet de la mort : « Quand j’étais plus jeune, j’ai pu croire par moments que je ne mourrais jamais – c’était d’ailleurs une idée très troublante, “Vais-je mourir ou suis-je immortel ?”. Mais maintenant, j’ai accepté le fait que la mort allait venir, qu’elle fait partie de ma vie. Ma mort est une partie de ce que je suis. Ma mort est extrêmement importante à mes yeux. Je comprends maintenant parfaitement l’approche que les moines zen au Japon ont de la mort : ils estiment qu’il faut utiliser sa mort. La mort devient une entité qui est là pour être employée. Concrètement, cela signifie qu’on peut décider que son cœur va s’arrêter de battre un jour précis, un jour choisi – il y a des exemples concrets. Ou alors, on peut s’immoler avec de l’essence si l’on veut faire de sa mort un acte démonstratif. La fin de la vie peut alors constituer une sorte de commodité, quelque chose que l’univers offre à l’homme. Et je trouve cette idée admirable, elle me fait rêver parce qu’elle ouvre tellement de perspectives : vais-je choisir telle ou telle mort, vais-je me laisser emporter passivement ? Faire quelque chose de sa mort, quelle expérience glorieuse ! Ne laissez pas votre mort traîner dans un coin, inutilisée (rires)… »
Et donc Blackstar, qu’il nous laisse dans ses derniers jours… un album sombre, complexe et sophistiqué… Avec la ligne d’harmonica du titre A New Career In A New Town de Low, la dernière chanson sonne comme un ultime salut. Quant au clip Lazarus qu’il (c)hante de manière si fiévreuse, j’y vois le trouble jeu entre David Jones, simple mortel en train de trépasser sur son lit d’hôpital, et son double Bowie, créature vêtue comme en 76, disparaissant dans son armoire cercueil dans une gestuelle de Nosferatu de film muet. Heureux en somme que cet esthète véritable ait quitté ce monde sur un tel coup d’éclat, achevant ainsi son odyssée artistique de manière si théâtrale. Par cet ultime coup de maître, le chanteur, très mal en point, livre un dernier opus bel et bien funèbre, étrange et saisissant. Au bout de ses forces, Bowie donne tout et nous quitte avec classe.
Comme un frisson supplémentaire, un an plus tard, jaillira encore le titre No Plan, avec Bowie semblant chanter en apesanteur depuis l’autre monde…
« Aspirés par le tourbillon » (Mathias Frances, le 17 mai 2024)
Pour le fan, parler de Blackstar est forcément un exercice un peu douloureux. Les années ont passé. Il nous reste des sons, des images, des chansons et la chronologie d’une série de surprises. La sortie du single éponyme et ses dix minutes d’avant-garde crépusculaire, superbement mises en images par Johan Renck. Une femme à queue, une chandelle solitaire, un cadavronaute et un grenier gothique. Puis, Lazarus, avec des yeux boutonnés et une ligne de basse en pointillés, glissant vers des lieux déjà bien trop réels pour notre imagination. L’excitation d’un possible retour aux enluminures macabres d’Outside, suivie du deuil d’un artiste vécu comme la perte d’un proche parent. Le soupir introductif de la nouvelle version de ‘Tis a Pity She Was a Whore, passée à la moulinette hip hop et chantée comme dans un cabaret des Trente Glorieuses. Sue, dans une version raccourcie et brutale, où le saxophone et la guitares se livrent à un concours de grincements sur le rythme effréné de la caisse claire de Mark Guiliana. Derrière ses airs de comptine pétée du casque, Girl Loves Me est peut-être le titre le plus menaçant de tout l’album, avec un texte agglomérant Polari, Nadsat et références à 1984. Dollar Days, apparemment improvisée en studio, ferait presque mine de refouler les contrées verdoyantes de la période Hunky Dory. Enfin, I Can’t Give Everything Away est sans doute ce que le public aura obtenu de plus proche de la confession d’un esprit artificier. « Quand je mourrai, ça sera un naufrage. Quand un grand navire sombre, bien des gens alentour sont aspirés par le tourbillon » aurait dit Picasso, génie dans son art et salopard fini dans la vie. Dans le cas de Bowie, nous n’avions pas attendu le naufrage pour être aspirés. Nous vivions dans le tourbillon depuis si longtemps que nous n’imaginions tout simplement pas qu’il puisse un jour s’arrêter.
« Enfoiré de vairon ! » (Sergent Pepper, le 11 janvier 2016)
Tu m’as toujours eu par surprise, enfoiré de vairon !
Ce week-end, quand j’écoutais en boucle ton vinyle, et que je chérissais le grain de ta voix, ton immortelle inspiration et ta patte toujours aussi ténébreuse, vibrante et unique.
Il y a un peu moins de 3 ans, lorsqu’au volant, j’écoutais la trilogie berlinoise, en me disant qu’après 10 ans de silence, il n’y avait plus aucune chance d’entendre quelque chose de nouveau de ta part… pour lire quelques heures plus tard que tu sortais un album dont le premier single, Where are we now, m’avait terrassé.
En 2002, sur scène au Zénith, pour défendre Heathen, lors d’un concert presque intimiste, décroché de toute tournée mondiale, et dont le souvenir fait perdurer les frissons ressentis alors.
Et la décennie précédente, lorsque j’ai découvert que The Man Who Sold the World n’était pas un titre de Nirvana.
L’effroi que tu m’as causé dans la B.O de Lost Highway. Toi seul pouvait chanter avec une telle conviction « I’m deranged… »
La première fois que j’ai écouté Hunky Dory, en me demandant comment diable le monde pouvait te réduire à Let’s Dance.
Quand j’ai découvert que tu savais mettre le spleen en musique dans OutSide
Quand tu m’as initié au dubstep.
Quand tu m’as fait voyager à Berlin, et que j’ai découvert, adolescent, la galaxie fertile dont tu t’entourais : Eno, Iggy, Lou…
Quand, au fil de tes plantureuses rééditions, je faisais connaissance avec tes avatars baroques, ton univers théâtral et ta culture infinie.
Je te dois une part immense de ma culture musicale.
Et ce matin.
On l’avait pas vu venir, tu as bien trompé ton monde. C’était pas faute d’en parler, de la mort, c’était une proche, au point qu’on pouvait vous considérer comme des intimes qui se feraient pas de coup pendable.
On ne parlait que de toi ces derniers jours, et tu doubles ça d’un buzz un peu moins vivifiant.
Ton Etoile Noire est un joyau que nous allons désormais écouter d’une oreille plus plaintive.
Les surprises, il y en aura d’autres. Tu fais partie de ceux dont la musique est si dense qu’elle se révèle à chaque écoute.
Tu nous diras, si tu peux, s’il y a de la vie sur Mars.
Textes des rédacteurs de Benzine Mag compilés par Eric Debarnot
(mais il n’était pas vairon, justement)