Le romancier islandais Jon Kalman Stefansson nous entraîne dans le monde qui fut le sien, celui d’un petit garçon solitaire hanté par la présence de Dieu, les livres et la musique.
« Le passé ne passe jamais, il nous colle à la peau et refuse de nous lâcher. Il est dans tout ce que nous faisons, pensons, ressentons, pourtant il ne revient pas. »
Le voyage débute dans un parc londonien où Paul McCartney, allongé pieds nus sur une jolie couverture rouge, a allumé son portable pour écouter une chanson de Lana del Rey. Voilà le narrateur – le double de l’auteur – assailli par ses souvenirs : l’enfance islandaise, pieuse et austère, d’un petit garçon roux que la mort a très tôt privé de sa mère et qui vit avec un père englué dans le chagrin et la vodka, et bientôt avec une belle-mère. Et, comme un leitmotiv, dans le flot des images rescapées du passé, celle de la voiture familiale, une Trabant blanche au toit rouge.
Un petit garçon qui doit composer avec le manque et tenter de s’approprier un monde dont il ne possède pas les clés. Cours de religion avec Agust et Liney qui le transportent deux mille ans en arrière dans un Moyen-Orient où le Christ endurait les coups des soldats romains. Moments heureux avec Gudmundur et Sesselja, ses vieux voisins du 54, rue Safamyri à Keflavik, qui lui donnent affection, chocolat chaud et goût des livres. Leur bibliothèque, où il s’immerge dans la lecture de la Bible et des aventures de Tarzan, devient son sous-marin jaune à lui. Plus tard, un lointain voyage en compagnie de sa belle-mère dans la nature aride des fjords du Standir, terre natale de son père, lui révélera la porosité entre le monde des vivants et celui des morts.
De « ces choses qui peuplent (sa) tête » comme il le dit, Jón Kalman Stefánsson a fait Mon sous-marin jaune, un livre inclassable, baroque par sa construction, classique par son écriture, qui témoigne de son extraordinaire talent de conteur. À travers l’histoire de ce petit garçon, mêlée à celle de l’adulte qu’il est devenu, la narrateur brouille constamment les frontières entre les époques, entre le sacré et le profane, entre la vie et la mort. Ce brouillage, il nous le rend sensible par ses digressions incessantes, au gré des méandres du souvenir, par sa vision poétique et loufoque d’un monde empli de la présence de Dieu et inondé de musique : aux côtés de l’Éternel, prennent place, dans la Trabant de son père, Johnny Cash, Ringo Starr, Rod Stewart, Simon et Garkunkel…
Roman d’initiation, sans doute, celle d’un enfant qui, confronté à la violence des hommes et terrifié par le Dieu vengeur de l’Ancien Testament, ne rêve que de la douceur de Jésus… Mais Stefánsson ne propose pas un apprentissage du monde : il affirme notre impossibilité à le comprendre, si ce n’est par le biais de la littérature. Et cette compréhension sensible, voilà précisément ce que nous offre ce roman plein de vitalité, qui, redonnant voix aux défunts et faisant de la nostalgie « une braise en nos cœurs », devient, le temps de sa lecture, notre sous-marin jaune.
Anne Randon