Si proche de nous, et pourtant si lointaine du fait de notre passé commun difficile et de la dictature qui y règne, l’Algérie mérite qu’on se penche sur son histoire. Salim Zerrouki nous offre avec le premier tome de Rwama un récit passionnant et drôle comparant l’abandon progressif de son pays au chaos à celui de l’immeuble où il vivait.
De 1981 à 1983, j’habitais en Algérie. A Oran, d’abord, puis à Alger. J’étais enseignant dans une université professionnelle, visant à former des techniciens supérieurs du bâtiment. J’habitais dans une cité pas si différente de celle qui jouxte le (originellement) splendide immeuble ultra-moderne où vivait Salim Zerrouki. J’ai connu les magasins d’état aux rayons vides, les pénuries des produits les plus basiques, l’eau qui ne coulait au robinet qu’une paire d’heures par nuit, si on avait de la chance. A Oran, il n’y avait à l’époque où j’y vivais, qu’un seul ascenseur dans toute la ville qui fonctionnait, celui de l’hôtel de luxe où le président Chadli descendait quand il daignait visiter le seconde ville de son pays. Les « coopérants » russes étaient encore présents, autour de la base de la marine militaire de la ville. Dans les champs, rouillaient les carcasses de tracteurs abandonnés faute de pièces de rechange qui n’arrivaient jamais du Bloc Communiste avec lequel le FLN faisait exclusivement du commerce. Dans les villages de l’intérieur du pays, on parlait déjà de la montée en puissance des « barbus », qui prônaient un islam rigoureux dans ce pays traditionnellement plutôt « décontracté » sur ce sujet : Chadli envoyait de temps en temps des troupes pour rétablir l’ordre, mais rien ne filtrait à la télévision. Pourtant, l’Algérie était (encore pour un temps) un pays où il faisait bon vivre, où l’humour – une qualité du peuple algérien – permettait de faire face à tout.
Evidemment, je suis tombé immédiatement, dès les premières pages, sous le charme de Rwama, la chronique de Salim Zerrouki, sur son « enfance en Algérie ». J’ai retrouvé, sans fards et sans circonvolutions inutiles, sans crainte non plus d’offenser qui que ce soit (le pouvoir algérien, qui est toujours une dictature, un demi-siècle plus tard, ou les islamistes qui ont exploité les abus du régime et la naïveté du peuple pour précipiter l’Algérie dans l’horreur), une « vérité » que j’avais vécue, vue de première main. Surtout une vérité qui est finalement peu connue en France, ou tout au moins (volontairement ?) ignorée : l’Algérie et la France sont deux pays tellement proches, avec un passé commun tellement riche et complexe, qu’il semble presque « tabou » chez nous de se pencher sur ce passé-là. Un passé terrible dont nous payons tous encore le prix aujourd’hui.
Il n’était pas été facile pour Zerrouki, on l’imagine bien, de venir raconter sa propre histoire après les succès en France des deux chefs d’œuvre que sont Persepolis et l’Arabe du Futur. Le coup de génie de ce premier tome (on ne sait pas si l’allégorie se poursuivra par la suite) est d’utiliser un immeuble – celui où il vivait – comme représentation symbolique de la déréliction progressive dans laquelle tombe le pays tout entier. Construit sous Boumédiene pour héberger des responsables étrangers du développement du sport en Algérie, cet immeuble va peu à peu être la victime des politiques absurdes du gouvernement Chadli, de l’appauvrissement rapide de la société algérienne, puis de la violence – politique, mais aussi sociale – qui va amener le pays au bord du gouffre, jusqu’à la terrible guerre civile qui explosera ensuite.
Salim, quant à lui, est un enfant algérien « normal », même s’il est qualifié de « français » (« Roumi » en algérois) du fait de sa résidence : ses préoccupations quotidiennes sont les mêmes que celles de tous les enfants du monde, jouer, avoir des copains, échapper au harcèlement à l’école et dans la rue, déclarer son amour à une fille qui lui plaît, gérer la discipline que ses parents lui imposent à la maison, éviter les punitions des professeurs à l’école… Rwama est un livre remarquable, car il équilibre parfaitement le « micro » (Salim, sa vie, son immeuble) et le « macro » (la situation politique de l’Algérie, qui va de mal en pis entre 1975 et 1992). Et parce qu’il illustre les liens inévitables entre l’effondrement d’une société et la pression croissante sur l’existence des enfants. Et aussi parce qu’il le fait avec un humour léger, à travers la mise en scène graphiquement dépouillée (et élégante) d’événements pourtant souvent lourds de sens. Et de conséquences.
On attend le tome 2 avec impatience.
Eric Debarnot
Sur le passé commun de ces deux pays, Algérie et France , il y a les excellents Carnets d’Orient et Carnets d’Algérie de Jacques Ferrandez.
Je les ai lus à l’époque de leur parution et beaucoup appréciés, en effet !