Il a fallu plus de trente ans de carrière à l’ex-Portishead Beth Gibbons pour fendre l’armure et se dévoiler comme jamais auparavant avec son premier solo Lives Outgrown. Une thérapie par l’écriture et la musique en réponse à une période délicate de sa vie personnelle. Beau et touchant.
Figure et surtout voix notable de la mouvance trip-hop des 90’s dont elle a été un porte-étendard au sein de Portishead, Beth Gibbons cultive un certain mystère, si ce n’est mysticisme, sur sa personne comme sur sa musique.
Un sentiment renforcé par des apparitions sporadiques hors de sa formation d’origine au fil du temps: un album commun en compagnie de Paul Webb il y a une vingtaine d’années, un autre pour un live symphonique et quelques featurings à droite à gauche. Le dernier en date – et sans doute le plus remarqué – sur Mother I Sober de Kendrick Lamar.
Alors pourquoi ce réel premier solo maintenant, en 2024 ? Pour exprimer un besoin personnel irrépressible de coucher sur disque des sentiments profonds, des changements radicaux voire douloureux de la vie. Un journal intime mis en musique, fruit d’un travail de longue haleine sur dix ans où les aléas les plus durs sont venus se greffer au fur et à mesure. Perte familiale, amicale, réflexion sur soi-même, rien n’a épargné Gibbons et c’est sur cette matière que s’est donc construit Lives Outgrown.
Fort logiquement, cette mélancolie, ces deuils se ressentent dans chaque minute de ce disque, dans chaque mouvement instrumental, dans chaque inspiration vocale. Une noirceur pudique, minimaliste où l’on retrouve naturellement l’essence artistique dans laquelle s’est construite la britannique, ce fameux spleen lancinant, cette douce mais sûre complainte murmurée.
Ceci étant, pour s’éviter de se laisser attirer et endormir par le sable mouvant que peut être le son à la Dummy, elle a fait appel à James Ford venu jouer les hommes-orchestre avec des arrangements symphoniques tout bonnement somptueux. S’inspirant sans doute de son récent travail sur les opus d’Arctic Monkeys, le producteur apporte une plus-value baroque bienvenue où la voix de Beth Gibbons vient se lover pour de très belles envolées lyriques. Et Lee Harris (Talk Talk) d’apporter également sa pierre à l’édifice au niveau des percussions.
C’est dans ce contraste entre noirceur d’écriture et lumière musicale que cet album trouve son équilibre et son rythme.
Chaque morceau se construit quasiment de la même manière: un lancement dans une ambiance sombre et inquiétante avant que le titre s’ouvre par l’apport de cordes (Oceans), de voix d’enfants (le premier titre sorti Floating on a Moment), d’instruments plus « frais » (Whispering Love et ses petits oiseaux) et ainsi finir de manière plus «positives».
Ce schéma permet à Lives Outgrown de ne jamais sortir des sentiers battus et d’être d’une irréprochable homogénéité. Et est sans doute une façon pour sa créatrice de démontrer que derrière chaque peine, chaque douleur se cache un nouvel élan, une énième façon de rebondir et de trouver son salut par le courage.
Du courage elle n’en manque pas lorsqu’elle évoque sans tabou la maternité, la ménopause, le stress et autres éléments perturbateurs pour le corps féminin. C’est avec cette sincérité qu’elle touche son but, laissant les artifices se créent autour d’elle, au sein de l’enveloppe musicale l’accompagnant.
Touchant, subtil et très beau, ce premier essai officiel s’avère être un saut bien maîtrisé. Un tableau dans lequel Beth Gibbons se dévoile comme jamais jusqu’ici et donne sans aucun doute plus de matière sur elle-même que sur les trente précédentes années de sa carrière.
Alexandre De Freitas