Les dernières années, aux côtés de sa femme Paulina, du journaliste Augusto Góngora qui s’était battu pour restaurer la mémoire collective du Chili après l’ère Pinochet, et se voit désormais privé par la maladie de sa propre mémoire.
Qu’en est-il de notre identité lorsque la maladie d’Alzheimer nous prive de la mémoire ? « Je suis Augusto Góngora » ne cesse de répéter celui à qui la réalisatrice chilienne Maite Alberdi a consacré ce documentaire intitulé La Mémoire éternelle. Leitmotiv poignant d’un homme égaré qui tente, par la parole, de reprendre possession de lui-même, de préserver à travers son nom un peu de ce passé qui, de jour en jour, insidieusement, le déserte. Aux côtés d’Augusto Góngora, celle qu’il surnomme affectueusement Pauli, Paulina Urrutia, sa compagne depuis vingt ans. Plus qu’à la maladie, c’est surtout à l’histoire du couple et à la façon dont il peut y survivre que s’attache Maite Alberdi. C’est sans doute grâce à ce parti-pris qu’il se dégage de ce documentaire, aussi déchirant soit-il, une douceur, une tendresse des plus réconfortantes.
Les deux protagonistes du film ne sont pas des inconnus mais des personnalités qui ont compté dans l’histoire politique et intellectuelle du Chili. Augusto Góngora a été un journaliste et documentariste célèbre, chroniqueur des crimes du régime Pinochet, un homme de lettres aussi, et on a pu le voir jouer dans La recta provincia de Raul Ruiz. Paulina Urrutia est comédienne qui a exercé un temps les fonctions de ministre de la culture. Lorsque débute le documentaire, cela fait huit ans qu’a été posé chez Augusto le diagnostic de la maladie d’Alhzeimer, dont nous pourrons constater, hélas, les progrès au fil du temps. Construit classiquement autour de va-et-vient entre le passé et le présent, La mémoire éternelle nous le montre, à travers des archives télévisuelles, jeune journaliste moustachu, fougueux et engagé, et, à travers des vidéos familiales, époux et père plein de gaieté et de fantaisie. Depuis que la maladie s’est immiscée dans la vie d’Augusto, Pauli a fait le choix de rester à ses côtés pour répondre à sa dépendance, de plus en plus marquée, pour tenter de stimuler sa mémoire, de plus en plus défaillante, ou simplement de le réconforter. C’est cela que filme avec infiniment de pudeur Maite Alberdi dans la maison du couple, hors de laquelle Augusto s’aventure de moins en moins souvent. C’est ce que filmera aussi Pauli elle-même lorsque le COVID interdira à l’équipe de réalisation de mener à bien son travail.
Mais La mémoire éternelle est bien plus que l’histoire d’une maladie et des soins qui s’y rattachent. Il est surtout l’histoire d’un couple que Pauli s’efforce de préserver tout au long des quatre années que couvre le documentaire, et ce malgré la dégradation de l’état physique de son mari, de moins en moins maître de ses gestes et mouvements, malgré ses absences de plus en plus nombreuses. Elle est, certes, une soignante mais elle se veut avant tout une épouse. On la voit reprendre avec lui le fil de leur vie, rappelant affectueusement à Augusto les moments heureux qu’ils ont vécus ensemble, comme pour conjurer la perspective d’un avenir qui leur échappe. Entreprise difficile : elle doit faire face à une alternance de moments de quasi-normalité et d’épisodes de crise où Augusto ne sait plus où il est, serre convulsivement ses livres sur son coeur, appelle des amis imaginaires à son secours, ne se souvient plus qu’il a des enfants, ne reconnaît plus sa femme – scènes déchirantes où Paulina ne parvient pas à dissimuler son chagrin. Elle lutte pour trouver un mode de vie qui réinvente leur couple, qui lui permette d’exister, en dépit de tout. « On a trouvé une autre façon d’être ensemble » lui dit-elle et c’est bien là le coeur de sa quête qui, faisant le deuil d’un mode de relation passé, ne fait pas pour autant le deuil de l’amour.
« Le film est devenu la métaphore de la perte de mémoire d’un pays entier ». dit Maite Alberdi. Le documentaire en effet, vaut aussi par l’écho qu’il crée entre cette mémoire qui désormais se dérobe à Augusto et la mémoire de son pays, le Chili, dont il s’était fait, après la chute de Pinochet, l’ardent défenseur. Après avoir travaillé pour un media clandestin pendant la dictature, Augusto Góngora avait ensuite tenté de restaurer une mémoire collective menacée en menant un patient travail de recueil de témoignages et de souvenirs. De ce travail, indispensable à la reconquête de l’identité nationale dans un pays meurtri, il avait fait un livre : Chili : la mémoire interdite. Il est particulièrement touchant de lire, en même temps que Paulina, la dédicace qu’il lui avait écrite en tête d’un exemplaire, au tout début de leur relation. Les mots d’alors se chargent d’une connotation bien différente : « Sans mémoire, nous ne savons pas qui nous sommes… Sans mémoire, pas d’identité ». Et il est émouvant de penser que lui, Augusto Góngora, qui est allé, des années durant, chercher chez ses compatriotes la mémoire de son pays, a accepté de laisser entrer chez lui des caméras pour raconter, comme le dit la réalisatrice, « l’histoire de sa fragilité ».
La Mémoire éternelle : un documentaire pour fabriquer une mémoire personnelle, familiale, publique. Pour célébrer l’amour et l’infinie patience, l’infinie tendresse avec lesquelles, quotidiennement, Pauli manifeste l’amour qui l’unit à Augusto. Par sa présence lumineuse, elle affirme que, malgré des moments dramatiques, la maladie ne met pas un terme à la complicité ni même à l’humour. C’est sur l’image du couple enlacé que le documentaire s’interrompt, au moment où, sans doute, la dégradation de l’état d’Augusto, qui ne cesse de répéter « Je ne suis plus là », pourrait le faire basculer dans l’impudeur. Augusto Góngora s’éteindra le 19 mai 2023, peu après la première de La mémoire éternelle au festival de Sundance.
Anne Randon