Sugar peut enchanter par son originalité scénaristique et sa mise en scène de haut niveau, ou ennuyer par sa douceur, son aspect « lisse ». Dans tous les cas, et quel que soit le camp que vous choisirez, c’est une expérience singulière.
Quand on parle de nos jours de « film noir », on est désormais très loin de ce qu’était le grand cinéma des années 30, 40, qui a fondé le genre, à travers des acteurs mythiques (Richard Widmark, Dana Andrews, Fred MacMurray, Victor Mature, Robert Mitchum…) et en premier lieu, bien sûr, Humphrey Bogart. Les « vrais » (ou les vieux ?) cinéphiles le savent, et John Sugar, le fascinant personnage principal de la nouvelle série de Mark Protosevich (scénariste rare par ailleurs, ayant pourtant débuté il y a plus de vingt sur The Cell, le drôle de film de Tarsem Singh), sur Apple TV+, doit en être un (de vrai cinéphile) : tout dans son attitude, ses vêtements, mais aussi son « code moral » (sa réticence à exercer la violence, sa fidélité à ses amis, son respect de ses engagements) traduit cette inspiration profonde. Et singulière, car pour le moins anachronique, tant dans la réalité de notre monde que dans la construction contemporaine des « thrillers », qui ont largement oublié les principes – sans doute jugés dépassés – du cinéma classique.
John Sugar est un « PI », à la manière de Sam Spade ou Philip Marlowe, et chaque épisode est truffé de très brefs extraits de ces fameux « classiques » du genre, soulignant – mais avec une légèreté bienvenue – ce fameux respect des « codes » qui distingue Sugar du tout-venant des séries actuelles. La première question que pose Sugar, et qui est passionnante, est donc celle qui empêche de dormir tous les cinéphiles : peut-on apprendre la vie en regardant des films, et saurons-nous nous comporter face à des situations réelles en nous référant à ce que le cinéma nous a enseigné ?
Et puis, il y a, bien entendu, l’enquête que mène John Sugar, la recherche d’une jeune femme disparue, appartenant à une riche et puissante famille d’Hollywood : une enquête qui coche toute les cases du classicisme « noir »… Au point que certains téléspectateurs, peu patients sans doute, ont trouvé l’intrigue trop convenue, pas assez passionnante, et le rythme trop lent. Et ont abandonné l’affaire. Comme si l’exemplaire mise en scène du très grand réalisateur brésilien, Fernando Mirelles (il dirige 5 des 8 épisodes), mêlant langueur, suavité, et faux raccords à la Godard, et l’interprétation subtile et magnifique, étonnamment « lisse » de Colin Farrell, tout en bienveillance et en douceur (il trouve peut être ici son meilleur rôle, très loin de ses clichés habituels) ne suffisaient pas à notre bonheur !
Ce qui est étonnant dans Sugar, c’est que toute cette intelligence, cette finesse s’avère être une sorte de McGuffin de la série, qui vole en éclats à l’occasion d’un twist assez renversant au 6ème épisode. Du coup on ne sait pas si on doit en vouloir à Protosevich et à ses scénaristes de nous faire ça, de briser notre douce béatitude devant tant d’élégance et de classicisme pour le plaisir d’un coup d’éclat, ou si nous devons les admirer pour leur imagination. Il faut malgré tout reconnaître, quelle que soit la réponse à cette question, que la nouvelle direction prise par Sugar dans ses deux derniers épisodes soulève de nouvelles questions existentielles intéressantes : qu’est ce qui fait de nous des êtres humains ? Peut-on être contaminé par le Mal (il est vrai un sujet assez rebattu dans la littérature policière) ?
Dans tous les cas, et même si la conclusion laisse entendre que la seconde saison – si la série est renouvelée – pourrait emprunter des chemins bien moins originaux, Sugar est une expérience réellement singulière, qui laissera certains au bord du chemin mais ravira bien d’autres cinéphiles.
Eric Debarnot