Fabien Vehlmann et Roger nous proposent ici un récit puissant et spectaculaire, véritable cri de révolte contre toutes les oppressions, lorsque la souffrance alimente la colère dans un cycle infernal de violence. Un thème indissociable de l’histoire de l’humanité…
Alors que sévit la famine, le jeune singe « Sans-Voix » s’est aventuré avec une poignée des siens vers les Terres de l’Ancienne peur pour trouver de quoi nourrir son clan, une occasion de prouver sa valeur. Capturé par les humains, ceux-ci vont le dresser pour en faire une véritable machine à tuer dans les arènes, un « Dieu-Fauve ». C’est alors que survient la grande catastrophe, n’épargnant que quelques survivants, des esclaves réunis autour de leur consul, lesquels se mettront en marche pour rejoindre la capitale. Sans-Voix, qui est parvenu à s’évader, n’aura plus qu’une idée en tête : la vengeance.
Depuis sa sortie, les éloges faits à cette bande dessinée n’ont pas manqué. Et en effet, celle-ci semble réunir de nombreux ingrédients pour en faire un des ouvrages marquants de l’année. Conçue comme une aventure épique dans un monde imaginaire, avec une portée philosophique indéniable, elle est fort susceptible de rallier un public varié.
Le Dieu-Fauve bénéficie du scénario maîtrisé de Fabien Vehlmann, un scénario haletant, tout en bruit et en fureur, dans un monde différent du nôtre mais où règnent les humains avec leur besoin irrépressible de domination. A travers Sans-Voix, ce singe dressé pour tuer, dans le seul but de satisfaire les foules des arènes de combat, c’est non seulement la cruauté et la maltraitance exercée sur l’espèce animale qui est évoquée, mais aussi, telle une thématique parallèle, l’esclavage dans une société aux croyances polythéistes, avec ses castes et son aristocratie. Elle est gouvernée principalement par des femmes, notamment la consule Ea, l’amirale Ocre-Brune et la « Grande-Veneuse », une redoutable guerrière, celle qui a fait de Sans-Voix un monstre extrêmement dangereux, une « arme divine ». Mais ces femmes, qui n’ont rien à envier aux hommes en matière de brutalité, n’hésiteront pas, lorsque la grande catastrophe surviendra, à utiliser leurs guerriers pour massacrer tout un village afin de s’en accaparer les ressources. Miroir tendu au notre, cet univers s’avère une allégorie pour le moins effrayante de notre monde de brutes.
Le Dieu-Fauve est traversé par une violence extrêmement dense, symbolisée par le singe Sans-Voix, qui, une fois libre de ses chaînes, va laisser exploser sa rage et sa colère envers les humains. Combattant hors-pair, il représente une menace permanente, invisible, harcelant le groupe de survivants qui tente de rejoindre la capitale. Globalement, il est difficile de ressentir de l’empathie pour ses victimes. Le seul personnage un tant soit peu attachant étant Awa. Repérée dès son plus jeune âge pour son intelligence et élevée par la consule, la jeune esclave a développé de l’empathie vis-à-vis de Sans-Voix, dont elle se considère l’âme-sœur, ainsi qu’un sentiment de révolte ayant ses origines dans l’asservissement de sa famille.
Le dessin de Roger sert parfaitement l’histoire. Son trait semi-réaliste, tendu comme un arc et acéré comme un couteau, avec peu de place pour des scènes contemplatives, est assez spectaculaire et totalement en phase avec la puissance narrative. Cadrage et mouvement reflètent très bien la tension et la violence inhérentes au récit. De même, la menace impalpable représentée par ce « dieu-fauve » est hyper bien rendue, faisant que l’on visualise à peine les attaques du « monstre », tant elles sont fulgurantes, à la manière d’un « Alien » ou d’un « Predator ». On regrettera juste cette difficulté heureusement passagère à identifier immédiatement les différents protagonistes.
Je recommande évidemment la lecture du Dieu-Fauve, même si je serai un peu moins dithyrambique que d’autres concernant une narration, certes de qualité, mais obligeant à quelques retours en arrière en raison même de l’élaboration de l’univers propre au récit, peut-être un peu complexe pour un format finalement assez court. Du reste, le propos de fond est digne d’intérêt, invitant en filigrane chacun d’entre nous à nous révolter face aux dominations de toutes sortes, qui semblent encore avoir de beaux jours devant elle au regard de notre réalité terrestre…
Laurent Proudhon