Il existe bien des manières « conventionnelles » de faire de la musique, dont certaines sont magnifiques. Et puis il y a la manière de City of Exiles, dont le troisième album, Sleeper Hunter, vient de sortir : un disque dont on peine parfois à trouver la logique, mais qui délivre une forte dose d’émotions diverses.
City of Exiles, qu’est-ce que c’est ? Un collectif que pilote depuis la Corrèze (Meymac, quelqu’un sait où c’est ? On imagine que ça doit être très beau, très loin de tout, un coin propice à la méditation, à l’inspiration, au spleen aussi) Guillaume Lebouis. On semble trouver régulièrement dans ce collectif Matthieu Forest aux guitares, Mathieu Pigné à la batterie et David Fontaine aux claviers, autour desquels peuvent venir s’agglomérer d’autres musiciens, parfois du groupe Animal Triste. Et, dans des configurations diverses, City of Exiles ont déjà à leur compte trois albums en quatre ans d’existence (en comptant le petit dernier, Sleeper Hunter, dont on parle ici), et nous promettent un cinquième pour 2025 : comme quoi, oui, l’inspiration pousse dru au cœur du Massif Central, et l’indépendance donne des ailes.
Mais quel genre de musique produit donc Guillaume avec sa fine équipe ? Une question légitime, à laquelle les noms des deux labels publiant l’album donne un début de réponse : « Abattoir Blues » et « Nocturama »… soit deux titres de Nick Cave, énorme phare dans la nuit qui guide forcément des auteurs ambitieux un peu partout sur la planète. Sauf qu’à l’écoute des onze titres de Sleeper Hunter, aucune influence ne saute aussi clairement aux yeux, pardon aux oreilles. L’introduction mélancolique et ample de The days of youth, claviers planants, arpèges de guitare et chœurs éthérés, autour d’un texte d’Emily Brontë, n’est pas sans évoquer – surprise ! – le travail d’orfèvre de Henk Hofstede avec ses Nits (un autre grand fan de Leonard Cohen, d’ailleurs, on y reviendra…). Soit un registre diamétralement opposé de celui de Two faces woman, une tuerie bruitiste et radicale, sur laquelle le travail de production de Brett Orrison (Black Angels, et d’autres…) est littéralement dantesque : un morceau bref et magnifique, qui laisse espérer un grand album de rock brutal… ce que Sleeper Hunter ne sera pas. Dearie, dans une nouvelle rupture de ton, débute comme une ballade pas loin du murmure sur un lit d’orgue enveloppant, et monte peu à peu vers la lumière avant de s’épanouir franchement, pour notre plus grand plaisir.
Innermost door adapte un poème de Leonard Cohen, dont le style introspectif, caractéristique, est éclairé par la belle mélodie, par une guitare électrique et un chant définitivement porteurs d’espoir : la beauté de cette chanson se déploie sur plus de quatre minutes, ce qui en fait une sorte de cœur battant de l’album. Eleven light love se promène avec élégance et romantisme sur le terrain bien balisé du shoegaze : c’est le premier titre de l’album qui s’inscrit naturellement dans l’un des courants musicaux actuels. Et c’est même de manière assez triomphale que City of Exiles se positionne en challenger possible : à quand la grande scène de Rock en Seine ? (Bon, on plaisante, mais pas tant que ça…). Dandelion est construit sur un texte d’Emily Dickinson, et, à l’aide de chœurs féminins, arbore des airs de chanson « classique », c’est-à-dire intemporelle. Divine injecte des rythmes lourds, une guitare mi rugissante, mi rampante, et un chant plus « normalement rock » que tous les titres précédents.
Sullen girl retourne vers les atmosphères sombres et cinématographiques, mais la menace sous-jacente est toujours pondérée par une sorte de douce humanité qui pourrait bien être le point commun à toutes ces chansons. Dying is ecstasy est un mid tempo presque léger, contredisant son titre : malgré sa construction en crescendo, il agit paradoxalement comme une sorte de pause émotionnelle avant ce qui va suivre… Lonely road est le morceau le plus fort, le plus magnifique de Sleeper Hunter, irrésistible montée en intensité qui nous saisit aux tripes et finit par nous abandonner, littéralement hébétés et transis de plaisir, au bout de trois minutes trente seulement (mais pourquoi ce titre ne dure-t-il pas le double ? Il le mériterait !). Night fields referme alors l’album sur un beat régulier comme un cœur qui bat, avant que des guitares carillonnantes ne nous renvoient aux rituels de l’indie rock, et nous permettent de reprendre nos esprits.
Toute cette histoire ne dure qu’une trentaine de minutes, mais on a le sentiment d’avoir accompli un immense voyage à travers l’âme humaine, qui semble bien, pour le coup, avoir la topographie des Monts Corréziens. Et à la fin, on n’est pas beaucoup plus avancés qu’au début : incapables de mettre une étiquette sur un disque, qui nous est d’ailleurs présenté avec tout un cas de considérations intellectuelles – et intelligentes – sur la nature de l’Art, sur sa « place dans les sociétés marchandes » (il semble que « Sleeper Hunter » fasse référence aux « chasseurs » d’œuvres d’art « dormantes », qui leur permettent de s’enrichir absurdement en faisant authentifier des tableaux de maitres célèbres : on veut bien, mais on ne saisit pas directement le lien avec l’album !).
Et comme Guillaume se pose la question existentielle de l’utilité de sortir encore des disques (de Rock qui plus est !) en 2024, contentons-nous maintenant de le rassurer : le plaisir et le bonheur que nous apporte Sleeper Hunter justifie pleinement son existence. En 2024 comme si on était encore en 1984, et comme on sera en 2064.
Eric Debarnot