Le jury du cinquantième prix du Livre Inter, présidé par Isabelle Huppert vient de couronner Phoebe Hadjimarkos Clarke pour son second roman « Aliène ». De quoi redonner un nouvel éclairage à ce formidable roman, puissant et dérangeant, qui était paru en janvier 2024.
Une jeune femme seule un peu perdue dans une campagne vaguement inquiétante. Un gros chien étrange (cloné dans un labo US !). Des chasseurs gonflés à la testostérone et armés jusqu’aux dents. Un brouillard épais et persistant. Le grondement lointain d’une usine qui pompe l’eau phréatique. La rumeur d’une bête qui s’en prend aux troupeaux … tous les ingrédients d’un roman noir sont là pour ce qui pourrait être un nature-writing moderne et féminin, revisité à la française, un peu dans la veine de La Femme Paradis de Pierre Chavagné parue l’an passé.
Mais non, la prose envahissante de cette surprenante auteure déferle et emporte tout sur son passage, empêchant le bouquin de se couler gentiment dans le moule familier du roman rural.
Si la plume de Phoebe Hadjimarkos Clarke est résolument moderne et en prise avec notre temps, elle est surtout féroce, acérée, violente. Mordante pour faire un mauvais jeu de mots.
Une plume capable de nous faire partager avec la même puissance la campagne boueuse, les séquelles des violences policières dans une manif, un bad trip en pleine forêt ou la peur d’une horde de chasseurs.
Une plume qui n’a pas peur des mots et qui appelle un chien un chien, un sexe un sexe. Ça pue, ça dégouline, ça souffle, ça transpire, ça pourrit, ça suinte. Ça répond à l’appel de la forêt même si l’on est bien loin du classicisme d’un Jack London.
Une nature vaguement inquiétante, étrange, qui lorgne du côté du fantastique quand est invoqué le mythe des chasses sauvages rappelant les armées furieuses de Fred Vargas.
Ce poème dédié à notre part sauvage retentit comme un écho littéraire au film de Thomas Cailley, Le règne animal, quand il vient avec force questionner notre monde où « c’est plus possible, faut tout maîtriser, faut rien laisser au hasard ou à la sauvagerie« .
Le style et le profil de l’auteure rappellent également la violence écrite au féminin du roman Solak de la jeune bretonne Caroline Hinault.
Fauvel. C’est le prénom de l’héroïne. Un prénom qu’elle s’est choisi elle-même et dans lequel on devine du sauvage, du « elle » aussi, un prénom qui flirte dangereusement avec l’idée de prédateur.
Le prénom d’une héroïne cabossée (elle a perdu un oeil par un tir de flash-ball dans une manif).
« Luc a remarqué ses ongles salement rongés sur des doigts rougeauds et courts, les mèches molles rangées derrière les oreilles trop grandes. Et surtout l’œil crevé, depuis peu. Mado lui a parlé de cette mésaventure avec la police, d’une blessure aux effets secrets et terribles. […] D’ailleurs elle n’a réussi à rien dans la vie. »
Un bouquin qui dérangera quelques uns (comme le film déjà cité) notamment quand les délires oniriques (on fume toutes sortes de substances dans le coin !) se font un peu trop envahissants.
Et un roman qui ratisse large : répression policière, chasseurs bas du front, écologie, thriller horrifique, violences masculines, et même télé-réalité (un clin d’œil de l’auteure à son premier roman Tabor).
Véritable « zadiste » littéraire, Phoebe Hadjimarkos Clarke fait feu de tout bois dans sa forêt. Mais ça passe car on évite soigneusement la thèse prosélyte pour suivre avec angoisse et appréhension les peurs de Fauvel. On est bousculé mais fasciné, on lit ça d’une traite.
Qui donc massacre les bêtes ? Un ours ? Un extra-terrestre ? Un chasseur lycanthrope ? Ou peut-être même la chienne clonée de Fauvel ? Qui donc est l’aliène ?
« De la transpiration qui jaillit pour un oui ou pour un non sous les bras, entre les fesses ; qui coule le long de la peau en chair de poule, qui macère dans les poils et qui pue. La peur fait puer, la peur empeste. Elle est infamante, elle empêche bien des choses. »
Bruno Ménétrier