« Obsolète », de Sophie Loubière : une dystopie au féminin

Dans le monde de 2224 imaginé par Sophie Loubière, l’humanité est réduite à quelques millions d’âmes et pour lutter contre l’extinction, les femmes trop âgées sont « retirées » du circuit. C’est un miroir de notre époque, inquiétant parce que à peine déformant, que nous tend l’auteure.

Sophie Loubière
Sophie Loubière. © Chloe Vollmer

Sophie Loubière, journaliste et auteure de polars, signe ici un roman d’anticipation, une dystopie. Un genre très à la mode auquel s’essayent plusieurs auteurs mais dont on redoute souvent la trop grande facilité. Mais le buzz autour de ce livre (et sa couverture particulièrement réussie !) nous ont finalement convaincus de plonger dans ce conte philosophique et de répondre à l’appel du futur de l’auteure qui nous expédie 240 ans après le 1984 de George Orwell. En 2224, Big Brother est évidemment devenu écolo : bien obligé pour tenter d’enrayer l’extinction de l’humanité. Histoire de mettre les lecteurs et les pendules à l’heure, l’auteure y va même d’une dédicace bien sentie : « […] À ma descendance. Puisse-t-elle connaître un monde formidable. »

Sophie Loubière a choisi de ne pas déstabiliser son lecteur par une anticipation de techno parade. Bien au contraire, chacun des détails de la vie en 2224, pris isolément, est crédible voire réaliste. C’est plutôt leur accumulation qui dérange et finit par créer un certain malaise : l’auteure se moque pas mal de 2224 et préfère brosser une féroce critique de notre monde actuel, celui d’aujourd’hui en 2024.

En 2224 notre civilisation dite « fossile » n’est plus. L’humanité est réduite à peau de chagrin et survit sur quelques territoires encore épargnés. On s’efforce de lutter contre l’effacement, les malformations, la stérilité, les fausses couches. Les femmes ménopausées sont « retirées » du circuit pour que leurs conjoints puissent de nouveau procréer avec des femmes plus jeunes.
« […] Passer de neuf milliards d’humains au XXIe siècle à neuf cents millions après le Grand Effondrement de la civilisation fossile et, aujourd’hui, peiner à maintenir dix millions d’âmes. Tout cela en un claquement de doigts à l’échelle temporelle de la planète. »

Malgré tout, le monde de 2224 semble paradisiaque : ce qui reste de notre civilisation y est bon, beau et gentil, écolo-recyclable même, et l’on s’y souhaite « belle journée » à tout bout de champ !!! Mais on frémit bientôt à l’idée forte qui est au cœur de l’intrigue : ces femmes ménopausées, qui ne sont plus en mesure de procréer pour reconstituer l’humanité, et que l’on « retire » tout simplement du circuit. Une alternative à la polygamie nous dira-t-on. Sauf que personne ne sait vraiment ce que deviennent les « retirées » quand elles partent pour le fameux et mystérieux « Domaine des Hautes Plaines« , même si l’on se doute bien que l’auteure est suffisamment habile pour ne pas nous resservir un simple remake féministe de Soleil vert. Bref on est très impatient de découvrir ce qu’il advient vraiment des « retirées » …

Pour corser encore le suspense, Sophie Loubière ne renie pas ses origines d’auteure de polars et nous a préparé quelques morts suspectes, impensables dans ce monde idyllique (ou presque) où la violence n’existe plus … et donc où l’on ne sait plus comment pratiquer une autopsie ! Apparemment quelques grains de sable se sont glissés dans la belle mécanique.

On pourra apprécier quelques petites inventions savoureuses (qu’on vous laisse découvrir) comme l’euthanasie raisonnée ou l’enterrement de vie de maman, ou encore ces bracelets régulateurs d’humeur. On s’inquiètera aussi de la manipulation exercée par une IA (la version 2224 d’Alexa ou Siri s’appelle Maya) qui va jusqu’à imiter Orwell et créer une « novlangue ».
Tout cela est évidemment très inconfortable, l’humour est grinçant, on ne sait trop quelle est la part du second degré, si c’est du lard ou du cochon, ou plutôt on se doute bien que l’auteure nous invite à jeter un œil inquiet du côté obscur de la force.

Bref, seul le lecteur vraiment naïf voudra bien croire que Sophie Loubière s’intéresse à 2224 et nous a promenés dans le futur : c’est plutôt un miroir éblouissant et à peine déformant de notre époque que nous tend l’auteure.

Bruno Ménétrier

Obsolète
Roman de de Sophie Loubière
Editeur : Belfond
427 pages – 21€
Date de parution : 1 février 2024

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